30.8.12

Gens de Dublin : peinture

" Gabriel n'avait pas suivi jusqu'à la porte les autres. Il se tenait dans une partie sombre de l'entrée regardant en haut de l'escalier. Une femme se tenait sur le premier palier, dans l'ombre aussi. Il n'apercevait pas son visage, mais il voyait les panneaux brique et saumon de sa jupe que l'ombre faisait paraître noirs et blancs. C'était sa femme. Elle s'appuyait à la rampe écoutant quelque chose. Gabriel, surpris de son immobilité, prêtait l'oreille également. Mais il n'entendait guère que le bruit des rires et des disputes sur les marches de la porte d'entrée, quelques accords frappés sur le piano et quelques notes émises par une voix d'homme.
Il se tint coi dans l'obscurité du hall s'efforçant de reconnaître l'air que chantait la voix, levant les yeux sur sa femme. Il y avait de la grâce et du mystère dans son attitude, comme si elle symbolisait quelque chose. Il se demanda en quoi une femme qui se tient dans l'ombre de l'escalier, écoutant une musique lointaine, pouvait bien être le symbole. S'il était peintre, il la peindrait dans cette attitude. Son chapeau de feutre bleu mettrait en valeur le reflet bronzé de ses cheveux sur le fond noir, et les panneaux foncés de sa jupe feraient ressortir les panneaux clairs. "Musique lointaine" serait le nom qu'il donnerait au tableau, s'il était peintre."
James Joyce, Gens de Dublin, dernier chapitre, les Morts

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