24.6.07

Japon littéraire, 2


Parvenus au bord du parapet, ils levèrent les yeux : à une dizaine de mètres au dessus de leur tête, les chutes de Kegon culbutaient, trombe bouillonnnante, du haut de la falaise de granit, pour s'écraser sur les rochers épars au fond du goulet ombreux où leurs flots rebondissaient et roulaient entre d'énormes blocs luisants avant de s'engouffrer tumultueusement dans les entrailles de la montagne. de grands pans d'un glacis bleuâtre vernissaient la paroi de la falaise et les pierres. En se brisant l'eau s'ébrouait dans l'air en dentelles d'embruns et gershon les sentait poudroyer contre son visage, balayées par les soufffles courant à travers le défilé. Ses lèvres remuaient d'elles-mêmes; il disait quelque chose sans avoir pensé dire quoi que ce soit. Quand il en prit conscience, il ne put se rappeler les mots que sa bouche venait de prononcer.
Chaïm Potok, le livre des lumières

Le goéland du boucher hallal






















Tous les matins ouvrables, il se pose sur le toit de la voiture garée devant la boucherie hallal et il attend. Je ne sais pas quoi, mais quand je passe, je le vois, imperturbable, patientant silencieusement après son dû.

Japon littéraire, 1



Dimanche, ils partirent en train vers le Sud, jusqu’à Odawara où ils prirent un tramway pour Miyanoshita. Gershon assis près de la fenêtre regardait la route grimper dans les hautes collines couvertes de cèdres et d’épicéas. Ils déjeunèrent à l’hôtel Fujiya et partirent en bateau sur le lac Hakone.
-Je n’en reviens pas, disait John tout en regardant le lac, tu sais toujours où il faut aller. C’est beau, tellement beau.
Le jour était bleu, sans nuages. Une luminescence bleutée tremblait à la surface des eaux. C’était un modeste bateau, et Gershon sentait la sourde vibration de son moteur, son cheminement dans l’eau. Il regardait par la fenêtre le lac déployer ses horizons. Le bateau contourna un coude de la rive, le rideau d’arbre s’écarta, découvrant soudain le mont Fuji immense, enneigé du pied à la cime, vivant dans la lumière du soleil. L’ampleur de son cône était si imposante que Gershon la sentait se presser contre ses yeux, telle une présence matérielle. Et il dit, bien conscient cette fois, l’action de grâces qu’il avait murmuré devant la cascade.
-Fuji-san, disait tout bas une Japonaise à son enfant.
-Regarde-moi ça, aumônier, murmura John.
-Oui, dit Gershon, oui. Et il appuya son front chaud contre la vitre du bateau. Le rythme des moteurs se propageait du verre froid à son front. Elle pénétrait jusqu’à ses yeux, cette vibration monotone du bateau. Soleil et ciel animaient tout un monde de lumière sur la montagne, teintant des pans de neige ça et là de bleu pourpre, ici de vert tendre, là de mauve, de rose pâle, exaltant là-bas un blanc pur. Bouleversé, il ferma les yeux. La vision de la montagne persista.
Quelques Japonais prenaient des photos. Il entendait le déclic des appareils et imaginait le mont s’imprimant sur la pellicule. Il rouvrit les yeux. Le mont était toujours là, dans son immensité enneigée. Il s’abandonna à lui, à la montagne sacrée du Japon, à ce dieu.
Le livre des lumières, Chaim Potok

Clin d'œil : le mont Canigou vu de Leucate (Aude)

3.6.07

Une pensée pour Albert





extrait de Ma vallée de Claude Ponti,

Le texte, dessous, dit :
Certains jours, je monte à l'Observatoire. Je m'assois au bord de la toute dernière pierre et je regarde la mer...

Desseins d'univers, 7 (fin)


Lithographie de Michel Rossigneux, in Desseins d'univers, ed Villa Arson, 1993





Entrailles

Dans l'épaisseur des ténèbres, qui peut dire quel noir est le plus noir ? Il n'en est pourtant qu'un seul, jonché de poussières d'étoiles innombrables. Dans la nuit de la nuit ou dans le jour du jour, il n'est soumis à nulle variation chromatique. Plus noir que le noir du noir.
Pourtant, dans ce monde d'aveugles, personne ne tombe ou même ne trébuche. Chacun circule d'un pas sûr. Mais circule-t-on ? On dit que le guetteur, là haut, dans sa vigie, est le seul à percevoir la vibration de leurs souffles mêlés.