22.6.06

Desseins d'univers, 1



Gravure de Michel Rossigneux.
Desseins d'univers a été publié en 1993 aux éditions de la villa Arson.

ALVEOLES

Notre univers est un monde mouvant.
Des alvéoles orbes qui se développent à sa surface, seules quelques unes ouvrent leur mystère pour converger vers un centre. L'évidence n'est qu'apparente : en dedans et au dehors, le Maître a forgé un tracé qui régule des forces toutes entières contenues, reliées. Invisible.
Qui s'aventure dans notre univers ne sait ce qui l'attend.

20.6.06

Souvenirs de petite bouche, 8

illustration de Claire Cour Salade de fruits. "Salade de fruits, jolie, jolie, jolie, tu plais à mon père, tu plais à ma mère..." chantait Bourvil. Aimes-tu la salade de fruits ? Quelle question bête : tout le monde aime la salade de fruits ! C'est le dessert le plus fréquent pour les repas de fête. On en mange partout, dans toutes les familles. Mais hélas, moi, je déteste la salade de fruits ! Quand j'étais petite, je n'aimais aucun fruit, sauf les fraises à la chantilly. Je n'en mangeais jamais. Mon père, lui, les adorait, et à la fin du repas il en mangeait goulûment : le jus dégoulinait le long de son menton lorsqu'avec force bruit il avalait le dernier quartier en enfonçant les pelures dans le pot de yaourt vide. Quand, rarement, il venait des invités, il ne fallait pas mettre les coudes sur la table et il fallait manger de tout pour montrer qu'on était des enfants bien élevés. Il fallait manger les hors d'œuvres, le gigot sanguinolant aux haricots verts, du fromage et le dessert : de la salade de fruits. C'était un vrai supplice : je transpirais beaucoup, l'estomac serré, cuillerée après cuillerée, chaque fruit flottant dans un jus épais, les yeux suppliants tournés vers mes parents impassibles. Depuis, j'ai appris à aimer tous les fruits : pêches, abricots, poires, font le régal de mes desserts. Mais je reste toujours écœurée en débarrassant les épluchures et noyaux dans les pots de yaourts. Et je n'aime toujours pas la salade de fruits. Quand je mange hors de chez moi, dès les hors-d'œuvre, je suis inquiète. Comme je suis grande et que j'ai été bien élevée, je ne mets pas les coudes sur la table et je mange de tout. Mais l'horrible dessert arrive presque toujours. Alors, j'ai trouvé une ruse de sioux : je mange d'abord toutes les pommes, puis toutes les bananes, puis toutes les oranges, scrupuleusement en me disant : «non, ce n'est pas de la salade de fruit, c'est de la pêche; non, ce n'est pas de la salade de fruit, c'est de la pomme; non, ce n'est pas de la salade de fruit, c'est de la banane...» jusqu'au bout. Ou presque : je laisse la soupe épaisse des jus au fond du ramequin, en disant à la maîtresse de maison: «c'était vraiment délicieux !»

13.6.06

souvenirs de petite bouche, 7


illustration de Claire Cour

Nationale 7.

Quand j'étais petite, l'autoroute n'existait que sur de brefs tronçons. Lorsqu'on partait pour un long voyage en voiture, il fallait se lever de bonne heure, tout endormi. Tout au long du chemin, on suivait des camions, on traversait des villages. Il y en avait un, loin de chez nous (au moins cent kilomètres) qui avait un nom très long : il s'appelait Saint Maximin la Sainte Baume. Quand on le traversait, on s'arrêtait sur la place du village, sur le parking, sous les platanes. Le bar était le long de la nationale 7, juste à côté. C'est là que nous prenions le petit déjeuner. Nous nous asseyions à une table recouverte par une toile cirée, sur de vieilles chaises en bois toutes rondes. Le café était très sombre, des coupes brillaient sur une étagère. Mon père commandait un thé, ma mère un café, mon frère un chocolat et moi un café au lait. Comme à la maison. Le patron sortait du café, traversait la rue, rentrait dans la boulangerie, et nous ramenait deux croissants tous chauds pour chacun, qu'il posait dans une petite corbeille en osier. Ils étaient très très bons, tout chauds, fondants sous la langue. J'attaquais le premier croissant par le milieu, là où il est le plus tendre, dans la carapace du crabe, et je le laissais fondre sous la langue. Je fourrai le deuxième avec du beurre tout ramolli dans une minuscule plaquette dorée. Il y avait aussi de la confiture, ce n'était pas un bocal qui tirait la langue mais une petite barquette en aluminium, et il n'y en avait qu'un tout petit peu.
Il y a toujours eu des croissants dans les boulangeries mais avant, c'était un produit de luxe. On n'en mangeait que dans les grandes occasions, pour un anniversaire, ou en vacances quand on prenait son petit déjeuner dans un café. Ils n'étaient chauds que le matin, car le boulanger se levait très tôt pour les fabriquer, et après il allait se coucher. Le croissant, c'était un aliment du matin, comme la soupe en est un du soir. Je n'en mangeais jamais à un autre moment de la journée, ça ne me serait même pas venu à l'idée !
Un jour, il y a eu de plus en plus d'autoroutes. On n'avait plus besoin de se lever très tôt, tout endormi. Sur la nôtre, un peu avant l'échangeur, il y avait un grand panneau : visitez Saint Maximin la Sainte Baume et son abbaye romane. Moi, je ne connaissais pas l'abbaye romane, mais je regrettais bien de ne pas en prendre la sortie vers la place et les platanes.
Une seule fois, j'ai dérogé à la règle matinale des croissants: dans un restaurant d'un petit village de l'Aveyron, j'en ai mangé fourré comme un croque-monsieur, passé au four avec du jambon et du gruyère; c'était étrange et délicieux. Mais c'était quand même beaucoup moins bon qu'au petit déjeuner dans un café tout sombre avec des coupes brillantes.

7.6.06

souvenirs de petite bouche, 6


Purée.

Pour moi, la purée, ce n'était pas fait à partir d'un grand sachet d'aluminium à délayer dans de l'eau ou du lait. Ma maman prenait des pommes de terre vieilles et pleines de terre. Il fallait d'abord leur arracher les yeux, puis leur faire la peau avec un couteau magique, le couteau économe: cet outil ne ressemble ni à un couteau ni à rien du tout d'autre qu'à un couteau économe. Ma maman taillait les crayons avec, et ça leur faisait une drôle de mine, pas du tout pointue mais costaud, et le bois du crayon se dressait comme un petit tronc d'arbre ! Avec la languette, on pouvait aussi râper du chocolat sur les tartines beurrées, et faire des copeaux tout noirs comme sur les biscuits Papous. On enlevait aussi très facilement la peau des pommes de terre, et c'était d'ailleurs le deuxième nom du couteau. "Couteau-éplucheur de pommes de terre" était-il écrit dans le catalogue Manufrance. Même moi j'avais le droit de m'en servir; chaque fois que je le faisais, j'essayais de battre mon record de la plus longue épluchure. Quand les pommes de terre étaient toutes nues et bien propres, on les faisait bouillir dans une casserole et on attendait au moins vingt minutes. Puis Maman prenait un autre instrument magique qu'elle posait au dessus de la casserole vide : il s'appelait " presse-purée " dans le catalogue Manufrance. C'était comme un moulin dans lequel on jetait les pommes de terre; on tournait la grande poignée rouge et elles passaient sous une grande pièce de fer oblique qui les écrasait. Il fallait beaucoup de force. Sous le presse-purée, il y avait des dizaines de minuscules brins de purée qui tombaient dans la casserole. Ca ressemblait un peu au soleil cœur d'artichaut de la salle à manger de ma marraine. Il était difficile de broyer entièrement toutes les patates, il en restait toujours un tout petit peu, dans les coins, sous la lame. Pendant que ma maman mélangeait la purée en rajoutant lait, beurre, œuf et gruyère, je m'occupais de "nettoyer" le presse-purée : avec une petite cuillère, je râclais dans tous les recoins et je me délectais des petits morceaux de pomme de terre bouillie qui étaient restés collés aux parois.
Comme pour le Grand Bleu, il existait une version courte. Pendant le repas, avec toute sa poigne, Maman écrasait une pomme de terre bouillie avec une fouchette. C'était plus difficile d'y dessiner des rails mais on pouvait y écraser dans leur jus les petits pois frais ronds comme des balles pas tout à fait finies d'être gonflées.

6.6.06

Uriel stin Oia


Si je faisais un autel à mon ange, je le ferais certainement comme ça. Genre j'y crois mais c'est le bordel...

2.6.06

Le bol sans cuillère

C'était dans un self miteux comme peuvent l'être les selfs dans les petites villes de province profonde au bord de la mer. Une dame faisait la queue à la caisse avec un plateau et un bol de soupe. Elle ne voulait prendre qu'un bol de soupe. Elle serrait son sac tout près de son corps. C'est très difficile de tenir son sac tout près de son corps et de tenir un bol de soupe sur un plateau tout en même temps. Mais elle avait peur des voleurs. Des pickpockets et des pique-sacs. Au club de l'Amitié, on lui avait raconté qu'il y avait beaucoup de pickpockets et de pique-sacs, surtout dans les selfs miteux des petites villes de province profonde au bord de la mer. Elle voyait déjà le titre dans la gazette de la Trinité-sur-Mer : pendant qu'elle faisait la queue, on lui dérobe son sac ! Arrivée à la caisse, elle régla sans ouvrir la bouche le montant de l'affichage lumineux sur la caisse. Heureusement ici, ce n'etait pas comme dans les restaurants : "Et après la soupe, que prendrez-vous ? Ah, et comme boisson ? L'eau, plate ou gazeuse ? Vous prendrez bien un café?" Il n'y avait que dans les restaurants chinois que l'on avait la paix et que l'on pouvait commander simplement la soupe n°5. Mais qu'est-ce qu'ils pouvaient bien y mettre dans cette soupe n°5 ? Au club de l'Amitié, tout le monde y allait de sa supposition; ça allait de la boîte de Pal au déchet des abattoirs de vache folle. "Avec leur sourire, ils peuvent tout vous refiler". Alors, elle n'y était plus retournée. On ne sait jamais.
Elle posa le plateau sur la table, la même table au milieu de la salle, comme elle faisait toujours. Comme ça, elle pouvait voir tous ceux qui arrivaient et tous ceux qui partaient, comment ils étaient habillés, ce qu'ils mangeaient... Les porteurs de chemises à carreaux prenaient toujours des frites. Elle aimait tant les frites! Elle repérait toujours les tables où elles étaient servies, à cause du parfum. Elle posa le plateau sur la table avec l'unique bol dessus, son sac sur le sol, tout contre sa chaise, et s'assit. Elle avait pris de la soupe de légumes, comme dans son enfance, avec quelques morceaux de carottes, de pommes de terre, de navets, que l'on trouvait au hasard de la cuillère. La cuillère ! Nom d'une pipe en bois ! Elle avait oublié de prendre la cuillère... Pour un potage, elle aurait pu s'en passer, mais comment faire avec les morceaux de carottes, les morceaux de pommes de terre et les morceaux de navets ? Quand elle était petite, elle détestait la grosse soupe comme on l'appelait. Et puis il fallait mâcher des légumes à la consistance horrible, comme les branches de céleri. Aujourd'hui, elle ne l'aimait guère d'avantage. Elle avait encore dans sa tête le bruit affreux du bouillon, trop liquide, que son père aspirait dans la cuillère. La cuillère... Elle poussa un gros soupir. Il faudrait encore se lever, et la soupe allait refroidir. Elle détestait la soupe froide. Elle regarda autour d'elle : la salle était presque vide, seul un routier mangeait son steak-frites, à l'autre bout de la table, on ne voyait que le dos de sa chemise de cow-boy. Aujourd'hui, il n'y avait même pas la petite serveuse rousse en minijupe qui débarrassait les tables. Il fallut bien qu'elle se résignât à se lever.
Elle se rendit à l'entrée, là où dans tous les selfs miteux des petites villes de province, on trouve les plateaux veinés de faux bois, les verres en Pyrex (elle ne buvait jamais en mangeant), les couverts en inox. Exceptées les petites cuillères qui étaient au rayon dessert, histoire de tenter le bon peuple par une mousse au chocolat ou une tarte aux fraises. Elle prit une cuillère à soupe isolée qu'elle avait repérée dans le bac des couteaux. Elle détestait le désordre. Elle refit la progression vers la caisse et leva ostensiblement la cuillère vers l'employée pour bien lui signifier qu'elle ne resquillait pas un petit pain ou une mousse. Puis elle retourna vers sa place.
Tout d'abord, elle n'en crut pas ses yeux. Au milieu de la salle, il y avait un homme; enfin, si l'on peut dire... il était grand, très grand, immense, très large de carrure dans sa chemise à carreaux; mais surtout, il était noir, noir, entièrement noir de la tête aux pieds (enfin, elle ne voulait surtout pas y aller voir dans les détails !). Dans ce self miteux de petite ville de province du bord de la mer, un individu de la sorte était déjà totalement indécent. En ville, la mendicité avait été interdite, mais l'accès aux restaurants n'était pas encore réglementé. Cette espèce de nègre était assis à sa table, en face de sa place. Elle allait se précipiter, l'injurier, le renvoyer à sa jungle natale, lorsqu'elle se retrouva totalement pétrifiée. Armé du même instrument qu'elle était allée quérir à la sueur de ses jambes, il était en train de manger.Tranquillement, l'air tout à fait innocent, il trempait son outil dans le liquide, soufflait sur le bouillon, et la cuillerée disparaissait entre les grosses lèvres dans sa grande gueule de voleur... Elle devait avoir exactement la tête de l'expression : on était en train de lui manger sa soupe ! Et la petite serveuse rousse qui restait introuvable ! Bandit! voyou! voleur! chenapan ! Elle s'approcha à petits pas, muette, totalement désarmée, en l'observant...
Elle ne comprenait rien : sa soupe, il ne la buvait pas à même le bol, il ne faisait aucun bruit en aspirant le bouillon... Sans s'en être aperçue, elle se retrouva à sa place, en face de lui. Alors, elle s'assit, l'air hagard. Il s'arrêta, la regarda avec un léger étonnement, puis il sourit. Ah tu peux sourire, singe, monstre, voleur ! Comme elle n'avait pas prononcé un seul mot depuis deux jours entiers, les paroles n'arrivaient pas à franchir ses lèvres. La situation était totalement incompréhensible : un grand Noir qui sentait l'after shave était en train de manger sa soupe sans bruit avec une cuillère, et elle ne disait rien... C'en était trop: dans un accès de rage muette, surmontant son dégoût, et tant pis pour le Sida, elle prit son courage à deux mains, sa cuillère dans la troisième, la trempa dans son bol, ramassa au passage une rondelle de carotte et ingurgita le tout dans la foulée; elle fut étonnée de constater que le Noir n'avait donné aucun goût à la soupe, c'était toujours ça de gagné. Puis elle le regarda droit dans les yeux, et elle attendit.
Ah, ça l'avait soufflé, le grand escogriffe... il en était resté tout surpris, la cuillère en l'air. Il l'avait regardée sans comprendre. Puis il avait esquissé un sourire. Ils ne savent faire que ça, eux aussi. Mais il avait presqu'aussitôt retrempé sa cuillère, emportant au vol un morceau de navet, son préféré...C'était une incitation à la récidive. Elle récidiva. C'était la première fois qu'elle remarquait l'arrière-goût de céleri, ils devaient en mettre une branche pour parfumer puis l'enlever pour éviter les fils dans les dents. Et lui , qu'en pensait-il ? De nouveau, il la regarda. De nouveau il sourit, puis il poussa le bol au milieu de la table ...
Ah, ça l'avait soufflée! Quelle drôle de réponse! Mais il pouvait bien être généreux avec le bien des autres ! Il lui revenait en mémoire l'histoire du bon Samaritain : lui aussi avait du le voler, le manteau... C'était un drôle de compromis. Après tout, elle était trop éprouvée pour tergiverser. Stopper, c'était perdre la face. Alors, elle prit un morceau de pomme de terre. Elle était fondante et moelleuse; ils doivent y mettre du bouillon de poulet, on aperçoit les goutelettes à la surface. Et dans la cuillère suivante, la carotte, sucrée, d'une belle couleur dorée, se livrait sans résistance...
Comme c'était étrange, cette apparente harmonie : manger de conserve, comme de bonne compagnie, et au même bol. Jamais elle n'avait compté le nombre de cuillères dans un bol. Elle n'aurait jamais songé qu'il puisse y en avoir autant, même dans un grand modèle comme celui-ci. Elle ne pensait même pas qu'il puisse y en avoir assez pour deux ! Et voilà que c'était la fin. Il lui laissait même râcler le fond. Réchauffée et régaillardie, elle leva le nez avec un sourire triomphant. Plus personne. Il était parti... Disparu le Noir dans sa chemise à carreaux ! Voilà, c'était fini, comme Sainte Geneviève, Catherine Ségurane, Jeanne Hachette, elle ne s'était pas laissée faire, elle avait eu la dernière cuillerée! Elle était tout de même un peu déçue de ce modeste triomphe. Elle aurait aimé le revoir pour le lui exprimer d'un regard significatif. Quand elle raconterait ça au club de l'Amitié! Et la petite serveuse rousse...elle n'était toujours pas arrivée, il allait falloir débarasser.
Un parfum mêlé de frites et d'after-shave la ramena à la réalité. Juste sous son nez, devant un grand Noir qui souriait, juste à côté du bol, au milieu de la table, une assiette de frites... Là vraiment, elle ne comprenait plus. Qu’est-ce que ça voulait dire ? "Prenez, servez-vous !" Il avait l'accent du midi. Un Noir à l'accent du midi qui apportait une assiette de frites et deux fourchettes ! Du coup, elle attrapa une frite avec les doigts : pour elle, les frites, ça se mangeait ainsi, dans une barquette en plastique transparent à relief, les mêmes barquettes que lorsqu'on achetait de la crème chantilly chez le crémier. On en mangeait seulement dehors, l'été, après la plage, devant la caravane du friteux. Jamais à la maison (son père détestait l'odeur de la friture, ça importunait les clients). Elle ne les aurait pas crues si bonnes, les frites des selfs miteux des petites villes de province au bord de la mer. Que diraient-ils, au club de l'Amitié, s'ils la voyaient manger des frites avc les doigts en compagnie d'un Noir qui les piquait à la fourchette? Jamais, jamais elle ne pourrait leur raconter...
"-Elles sont bonnes ? demanda-t-il.
-J'adore les frites ! s'entendit-elle répondre la bouche pleine.
-C'est plus que certain "! répondit-il en souriant alors qu'elle en prenait trois à la fois dans sa main.
L'assiette fut vite terminée. Quand elle eut pris la dernière frite, elle se trouva désemparée. Elle avait presque tout mangé. Elle n'osait plus lever le nez, ni poursuivre les quatre mots de sa conversation. Alors, elle vit le grand Noir saisir le plateau, y poser l'assiette, le bol vide, les deux cuillères, la fourchette sale, la fourchette propre, et se lever.
"-Au revoir, Madame. J'ai beaucoup apprécié ce repas en votre compagnie. Mais il faut que je parte, j'ai un cours dans une demi-heure.
-Au revoir, Monsieur."
C'est tout ce qu'elle avait osé dire. Et il était parti, sans se retourner, vers le fond de la salle, là où l'on dépose la vaisselle sale.
Elle s'était comportée comme une gloutonne, une mal élevée. Elle lui avait à peine répondu. Mais elle n'aurait jamais imaginé que dans un self miteux d'une petite ville de province profonde, elle puisse avoir une conversation avec un... D'accord il lui avait volé sa soupe! Mais les frites... Et puis il avait évoqué un cours... Des foules de questions se bousculaient dans sa tête. Et elle l'avait laissé partir, sans presque lui avoir parlé. Elle avait tellement honte...Heureusement que personne ne l'avait vu, surtout pas la petite serveuse rousse en minijupe. Il fallait...s'essuyer les mains. Oui, d'abord s'essuyer les mains. Elles sont toutes grasses. Pas de serviettes. Un mouchoir, dans le sac à main. Le sac... Où donc était son sac ? Elle l'avait posé là, sur le sol, tout contre sa chaise, en posant son plateau. Ce n'est pas possible, ce n'est pas, ce ne peut pas...Elle fit trois fois le tour de la chaise... les frites, l'au revoir, le cours... Elle voulait crier au voleur, bandit! voyou! voleur! chenapan! attrapez-le, le, le, le... Aucun son ne sortait de sa bouche comme s'il lui avait jeté un sort. Les frites, l'au revoir, le cours...Elle se mit à courir vers la sortie. Elle bouscula presque une jeune employée qui entrait dans la salle en nouant dans ses cheveux roux la petite coiffe rayée, l'uniforme des selfs miteux des petites villes de province...
Quelques secondes après, à l'entrée du snack, la petite serveuse rousse cherchait la dame du regard. Celle-ci n'était pas au début de la queue, là où l'on range les plateaux imitation bois, les verres pyrex et les couverts inox. Non, elle était sur le seuil, comme prostrée. Elle bredouillait des mots, mais aucun son ne sortait de sa bouche. La serveuse s'approcha, inquiète.
"-Madame, madame, le voilà votre sac, vous l'aviez oublié tout contre votre chaise, à même le sol. La dame la regarda, interdite; elle regarda le sac et dit, alors qu'un grand sourire illuminait son visage :
- Merci, merci, oh merci pour lui... Puis elle regarda un bol, un bol de soupe que la serveuse tenait dans l'autre main.
-Et voilà votre bol de soupe, il était là, au dessus du sac à main, tout froid sur la table, à votre place au milieu de la salle. Il s'ennuyait sans sa cuillère. La cuillère, vous l'aviez encore oubliée, hein ? Retournez vous asseoir, je vais aller vous en chercher une et réchauffer votre soupe...