16.11.15

Sidération



Il y a longtemps, quand ma mère était encore vivante, à la sortie d'un concert jazz, j'ai appris que mon pays avait basculé dans un monde d'horreurs, de cris et de sang, et que je ne pouvais en être que la spectatrice.
Les écrans ont alors envahi ma vie : la télévision, dont je ne regardais plus les journaux télévisés depuis des mois, Facebook sur ma tablette, mon ordi, mon téléphone. Sidération.
Y chercher les faits, en boucle, pour s'en convaincre. Oui, des gens, les mêmes, par trois fois, ont pu tirer à l'arme automatique sur des gens attablés, sur des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards. Rouler, s'arrêter, tirer, rouler, s'arrêter, tirer, rouler s'arrêter, tirer.
Oui, des gens ont pu tirer sur des centaines de personnes, recharger, tirer, recharger, tirer, chargeurs en quantité.
Passer de l'envie de meurtre, de l'envie qu'un sang impur abreuve des sillons, à imagine all the people, cent fois par jour.
Lire des fils d'inconnus, de gens que l'on croit connaître et y découvrir la vacuité, la naïveté, la complaisance béate des méditants new age. Les théories du complot les plus diverses. Les déterminismes les plus variés.
J'ai l'impression d'être Lilou devant l'encyclopédie numérique, broyée d'effroi.
 Chercher des héros, exceptionnels ou ordinaires : des hommes morts ou la risquant pour sauver des inconnus, des médecins courant à l'hôpital, des taxis relayants les métros arrêtés, tous les petits gestes de l'empathie, du courage, de la responsabilité. Les enfants qui dessinent et colorient.
Mes petits que je vais retrouver demain. Pour dessiner avec eux, et construire avec un eux un autre monde en devenir, tout petit, tout isolé en haut de sa colline, temporaire, rempli de livres, de musique, de peinture, de petites connaissances comme apprendre les couleurs et compter jusqu'à trois, et sans aucune certitude que de vivre l'instant avec l'émerveillement de la découverte ici et maintenant, seconde après seconde, tant qu'on le peut. C'est ainsi que je vais pouvoir survivre sans être submergée, je crois.