3.12.06

nous n'étions que des ados attardés

Quelqu’un a dit de nous : « Nous n'étions que des ados attardés. Trimballant une inexpérience de la vie à travers les décennies. »

Je n’ai pas l’impression d’avoir passé toutes ses années dans l’inexpérience. Ni que l’implacable expérience de ces derniers mois ait entamé ce moi profond. J’ai tissé pendant plus de vingt-cinq ans dans le fil de mes jours ma force quotidienne dans l’amour. Un amour monumental, monolithique, fait de confiance, d’expérience partagée, de soif de connaître. Mon expérience s’est bâtie sur le plaisir des petites choses, de l’exigence des grandes, de la fréquentation impérieuse de la beauté des livres, des objets, des oeuvres d’art ; de la rencontre avec les hommes et leurs traces dans les murettes, les dolmens, les cabanes ; avec les fées et leurs traces sur les chemins, dans les troncs des mues de cigales, dans les échos des sources, les vapeurs du thé et les notes des muses ; dans les sourires des petits, leurs gribouillis, les émerveillements de leurs premières émotions esthétiques et de leurs premiers mots lus. Je me suis nourrie de petits bonheurs, d’émotions champêtres, de rires enfantins et des richesses du vieux monde. La tempête d’hier n’a pu me balayer. Je fais toujours aussi peu de cas du jugement des trentenaires que l’absence d’idéal ronge, des quadragénaires abattus par le quotidien, des quinquagénaires bedonnants cadrés par le raisonnable. En moi est restée la petite fille obstinée et tenace, qui enfermée dans sa prison familiale rêvait d’un lendemain meilleur. Que protège la femme déterminée, qui n’est plus à terre, relevée pour continuer la lutte, la découverte de nouvelles merveilles cachées dans les pages et derrière le col. Que ceux qui se veulent mûrs deviennent blets, là est leur destin.

21.11.06

extrait du " baiser d'Esau" de Meir Shalev

"Djémila elle-même était une femme extrêmement aimée. Son mari, qui était berger et savait lire la terre comme un livre, avait vu un jour les traces de ses pieds nus sur le sentier. Les empreintes de ses orteils et des coussinets de ses talons étaient si parfaites, et l'intervalle entre les plantes des pieds si noble et si séduisant, que le jeune homme avait abandonné ses brebis et suivi les traces jusqu'aux pieds qui les imprimaient, et il était tombé sur la terre qu'ils piétinaient. Quelques mois après, les tractations pour la dot une fois achevées, Djémila était entrée dans la maison de son mari près de notre village. Avec le reste de son argent, il lui avait acheté des souliers pour qu'elle ne laissât pas d'empreintes et en échange il n'avait pas épousé d'autres femmes.
Le baiser d'Esau de Meir Shalev

22.10.06

desseins d'univers, 5


Lithographie originale de Michel Rossigneux pour Desseins d'Univers


Vigie


De la vigie, on peut embrasser l'étendue de la voûte céleste. Le guetteur y scrute l'espace jour et nuit. Quand une étoile s'éteint, il doit en recueillir aussitôt la poussière. Celle-ci traverse l'axe des plate-formes. Le guetteur en recense scrupuleusement chaque grain et le dépose dans un têt au pied de la stèle du sanctuaire.
Mais ce n'est pas en ce lieu qu'elle se décomposera. Seul bagage de ceux qui empruntent la galerie, la poussière d'étoile franchira alors le seuil des ténèbres.

12.10.06

hommage à Mme Ranucci

Lorsque j'entendis Phèdre pour la première fois, la fille de Minos et de Pasiphae s'échappait d'un petit classique Larousse. Sa voix inondait du soleil de la Crète au milieu des bureaux gravés au canif. Phèdre s'y contenait, dans l'étendue de sa furie. Pas d'héroïne en brocart.Toutes les voix étaient pourtant confondues en une seule : féminine, et où pointait parfois un accent de chez nous... Non pas. Aricie n'osait rêver d'un monde meilleur.Thésée hurlait à Neptune sa plainte et Œnone aux Dieux sa douleur. Les cheveux d'Hippolyte s'accrochaient aux ronces dégoulinamment pourpres.
Il n'y avait point de ténèbres et point de fauteuils rouges. Mais le bruit des autobus et des camions de pompiers, et celui de la cloche qui restait sans effet sur nous.
C'était le Phèdre de Racine.

11.10.06

Avec le temps

Je ne compterai pas les larmes que j’ai versées sur cette chanson chaque fois que je l’entendais. Que ce soit par Léo Ferré, par Dalida très différente
. Elle me bouleversait.
L'autre qu'on adorait, qu'on cherchait sous la pluie
L'autre qu'on devinait au détour d'un regard

Les chansons sont pour moi un élément essentiel de la vie, les échos
de mon âme, les signes du quotidien.
Celle-ci m’apparaissait insupportable, épouvantable (un lapsus m’a fait écrire éprouvantable) inacceptable.
Ces derniers mois, je ne voulais même pas l’écouter, je coupais l’autoradio.
Et puis je l’ai entendu par hasard, en entier, et je l’ai écoutée.
Un nouvel écho, un nouveau signe.
Je ne la trouve plus insupportable, épouvantable, inacceptable.
Elle est pleine d’enseignement, désabusée sûrement, mais très sage.
Elle est simplement apaisante.
Il y a simplement pour moi beaucoup de nostalgie à ne plus utiliser les mots des pauvres gens.

Avec le temps, va, tout va bien.

6.10.06

Desseins d'univers, 4


Satellites













Gravure originale de Michel Rossigneux pour Dessein d'univers

En orbite incessante, des satellites spécialement recyclés protègent notre univers. Chacun abrite un spécimen très rare de l'Ancien Monde :
un alchimiste s'affaire autour d'un tas de plomb. Un moine japonais en kolomo est assis sur un zafu un peu mou : le matériau qui le contient, introuvable,s'est comprimé avec le temps. Un derviche tourne sur un tapis parfaitement tissé, à un détail près. Un cistercien encapuchonné calligraphie sur un lutrin. Un chaman agite une omoplate de bouc. Un trappiste prie, engoncé dans son cilice. Deux hassids argumentent devant un gros volume du Talmud, l'un en faveur de Chamaï, l'autre d'Hillel. Un sorcier indien invoque ses ancêtres devant la fumée de son feu. Un kabbaliste trace imperturbablement les quatre mêmes lettres. Un taoïste étrille sa vache. Une cellule est à présent vide, désertée par le yogi qui l'occupait.
Le Maître tient ces hommes pour des reliques d'un temps oublié. Depuis leur arrivée, pas un n'a pris une ride. Mais on ne peut les visiter ni les déranger en aucune manière. Notre immixtion leur ferait alors rejoindre la poussière de leur propre univers.

5.10.06

Kippour



À Kippour, il n’y a que les fautes que l’on a faites envers Dieu qui peuvent être pardonnées. Les fautes envers quelqu’un ne le sont pas, si l’on n’a pas fait la démarche de s’en excuser auprès de la victime, et trois fois si nécessaires.
Aussi j’ai demandé pardon à cette fille sur la photo, cette jeune fille que j’étais. Il le fallait.
Je ne crois pas l’avoir trop trahie, je suis restée fidèle à celle que j’étais alors. Même si je ne porte plus de lunettes, ni, malgré la mode, de robes baba cool. Mais j’avais oublié la nécessité d’être soi, toujours, de garder indépendance et fierté. Et ceci non dans les épreuves, mais dans le bonheur et dans l’amour, qui sont des prisons bien plus redoutables que l’adversité. Les prisons dorées de l’illusion.
Vieillir c’est peut-être cela, se croire délivré du regard des anciens pour oser agir en lâcheté, comme en catimini.
Bien sûr, beaucoup de choses ont changé. Le chien, sur la photo, fait partie de ceux qui sont partis et jamais ne reviendront.
Je n’oublierai jamais le regard de ceux que j’ai aimé, morts aujourd'hui et qui m’ont construite (je sens leurs yeux sur moi). Ni celui de la jeune fille sur la photo. Je crois qu’elle m’a pardonnée. Car elle me sourit toujours, par delà les années. Et je n’ai pas oublié la forme du crâne de ce chien roux exactement là où elle a la main gauche...

29.9.06

J'ai vu mourir le monde ancien

https://sadside-melissa.blogspot.fr/2006/09/jai-vu-mourir-le-monde-ancien.html
11 Septembre 2001. Je n'oublierai jamais ce jour. J'étais dans ma classe, je recevais des parents quand ma collègue a surgi pour m'annoncer la chute des tours. Bien sûr je n'y ai pas cru.
Après, j'ai fait comme tout le monde. J'ai regardé la télévision. Je ne savais pas que je vivais la fin de beaucoup de choses. Je pressentais que cet événement allait avoir des conséquences pour le monde, mais je ne savais pas qu'elle allait détruire le mien.
Depuis ce jour là, la vie a changé pour moi. Ce n'est pas seulement ma vision qui en a changé, mais sans doute la plupart des gens ont changé ce jour là sans s'en rendre compte, ou quelque chose en eux est venu au jour.
Les heures suivantes, beaucoup de gens les ont oubliés. Pas moi. La sensation de total parano. Le regard de beaucoup de gens changeaient. Leur regard sur les Juifs, et la juive que j'étais. Je n'avais jamais connu ça avant. Etre coupable de quelque chose sans qu'on sache très bien quoi, et sans avoir rien fait. Même plus tard, quand on a su que ce n'étaient pas les Palestiniens. On a reparlé des juifs. Des amis ont été insultés, des enfants d'amis ont été agressés. Mais ce qui était pire, c'étaient les commentaires : "oui, tu comprends, avec tout ce qui se passe en Israël". J'ai compris de l'intérieur les sentiments des générations précédentes. J'ai compris que le plus jamais ça ça n'existe pas. J'ai compris que tout pouvait recommencer.
Quelque chose de la confiance dans le monde s'est rompu, qui n'est pas revenu. Bien sûr, le temps a passé. Mais je n'ai pas oublié. Il y a quelque chose de la vigilance qui veille toujours au fond de moi.
Certains autour de moi ne s'en sont pas remis. Touchés, aigris. Pire, contaminés. Ils sont devenus injustes, amers, et ont perdu peu à peu leurs repères moraux. tout devenait possible. D'eux j'ai été victime aussi. Le mal partout tapi dans l'ombre, je n'y croyais pas et il a surgi.
Pourtant, le monde est toujours éclairé, il va toujours comme il peut. On dit qu'il repose sur une poignée de Justes. J'en connais quelques uns, et cela suffit pour me donner courage en l'avenir. J'ai bravé la tempête et je tiens la route. Dans l'oeil de cyclone ?

16.8.06

Desseins d'univers, 3


















Gravure originale de Michel Rossigneux pour Desseins d'Univers

Tenant lieu d'avertissement, une stèle à la mémoire des victimes de la querelle des deux centres s'élève à l'entrée de la galerie qui mène aux ténèbres. L'endroit est peu fréquenté. Mais, de temps à autre, un homme s'annonce à l'entrée du sas. Il tape un code, toujours le même, et pénètre dans le vestibule, sans même jeter un regard au gardien. Puis il disparaît dans la galerie qui mène aux ténèbres. Le gardien rédige toujours le même procès-verbal. Il pourrait s'agir du même homme qui s'avance, à l’infini. Mais le gardien sait qu'il n'en est rien. Personne ne ressort jamais de la galerie qui mène aux ténèbres.

6.8.06

Du bonheur d'être veuve

Au mémorial de Caen, il y avait une exposition sur Saint-Exupéry et sa femme Consuelo. Des photos, des objets personnels, des films. Je supporte désormais très bien les fictions autour de l’amour, même les plus tristes. Mais je ne supporte toujours pas les histoires vraies. En boucle était diffusée la prière que Saint-Exupéry avait écrite pour que sa femme l’utilise à la première personne :une petite merveille du genre faites qu’il disparaisse le premier car il ne pourrait vivre sans moi. Je n’ai pas tenu le coup et je suis vite partie.
Les veuves ne connaissent pas leur bonheur. Tristan bedonnant et râleur, Roméo tombant dans les bras d’une autre cousine, Pelleas dans ceux de son meilleur ami. Qu’il doit être doux de pleurer la mort de l’être parfait, parti dans son idéal d’amoureux, le cœur rempli de soi, fidèle et tendre.

Peut-on jamais savoir par où commence
Et quand finit l'indifférence
Passe l'automne vienne l'hiver
Et que la chanson de Prévert
Cette chanson, Les Feuilles Mortes
S'efface de mon souvenir
Et ce jour là, mes amours mortes
En auront fini de mourir
(Serge Gainsbourg)

5.8.06

Je vous embrasse, mes amis du stage FLE




Non, ce n’était pas triste de rester un peu là, alors que tout le monde était reparti dans un de ses quatre coins du monde.
Au restaurant, il n’y avait plus la queue. Quelques rescapés se réchauffaient le cœur, groupés à la même table. J’y ai fait de nouvelles connaissances, encore.
Sur les pelouses, personne ne prenait plus le soleil. Il n’y en avait d’ailleurs presque pas, du soleil.
J’ai fait ce que j’avais dit. J’ai pensé à toi Rafael, traversant l’Atlantique, lorsque j’étais sur le promène-couillon de l’Orne. J’ai pensé à toi, Tatiana, dans tes quarante heures d’autocar qui te ramènent au bord de la Volga.
J’ai encore eu l’envie de visiter l’Abbaye aux Hommes : un immense et magnifique cloître de l’époque classique, avec un réfectoire grand comme le restaurant du BELC, des escaliers vertigineux sans aucun soutènement et qui tiennent toujours, des carrelages somptueux, tout cela pour trente abbés de noble classe. Merci à eux.
Au marché, j’ai fait mes derniers achats typiques sous une pluie battante : une crêpière normande en fonte émaillée (je viens de la tester, particulièrement efficace), des salicornes, un pont-l’évêque et un livarot qui ont bien parfumé le wagon SNCF du retour à la clim. en panne ; nous sommes bien toujours en France.
Mon oreille est habitée par tous ces accents différents qui me parlaient ma langue maternelle par amour. Mon cœur est rempli de vos sourires, de votre enthousiasme et de votre joie de vivre. De toute cette énergie, qui se concentrait et m’a rendu la mienne. Qui n’est pas perdue car à présent elle emplit les quatre coins du monde.
Je vous embrasse, mes amis lointains

4.8.06

Desseins d'univers, 2


Dessin de Michel Rossigneux
extrait de Dessein d'Univers, ed.Villa Arson













CENTRE

Une querelle demeure parmi les savants de la cité. Deux théories s'affrontent : les uns affirment que le Maître a commencé la construction par le centre, les autres soutiennent le contraire.
L'affaire prit un jour de l'ampleur, menaçant de troubler notre univers entier. Finalement, les plus résolus décidèrent d'avoir recours à un arbitrage. En délégation, ils se dirigèrent vers la galerie qui mène aux ténèbres.
Le gardien de la galerie a ordre de tirer à vue sur quelque intrus sans code d'identification. A l'entrée du sas, il le leur demanda. Il appliqua strictement les consignes.
Personne ne put témoigner de la teneur de l'arme qu'il utilisa : laser de série, brûlant à partir des extrémités , laser micro-ondes où la combustion part de l'intérieur des chairs.
A ce jour, le débat n'a pas trouvé d'issue.

17.7.06

ma coupe du monde, 1

C'était un drôle de soir que celui de France-Corée.
Nous étions depuis une demie heure installée sur la pelouse de mon institut, en train de regarder avec concentration le spectacle de comédia del arte de l'atelier théâtre.
Soudain, provenant d'on ne sait où mais certainement d'un immeuble voisin, un air gueulé par des soulards interrompt la mélodie italienne : après un retour sur terre immédiat, je perçois soudain l'identité d'un air que je n'avais pas entendu depuis des lustres autrement qu'à la télévision : c'était l'hymne national, la Marseillaise. Le match avait donc démarré.
A la fin de la représentation, en remontant vers le parking, je trouvais dans la salle des fêtes un groupe de mes étudiants, attroupés autour d'un minuscule écran d'une télévision portative. Je m'y attardai quelque peu, gagnée par l'enthousiasme attendrissant de mes stagiaires pour les passes molles des joueurs français. La chaleur, le partage, naissait dans cette salle froide autour d'un désir commun, d'être ensemble autour d'un événement partagé par tant d'autres, mais qu'hélas ne semblaient pas partager les joueurs.
Je regagnai ma maison, à la grande déception des jeunes, à la mi-temps, l'écran restant à l'immage de cette partie, illisible et aléatoire...
Le temps de voir la France gagner, et se sélectionner pour la vraie partie de la coupe. Comme tant de Français, je descendais à la fin du match, mais c'était pour promener mon chien.
Les gens se dirigeaient vers la place Masséna, lieu des rencontres de la ville, même entravée par les tranchées du tram. Des jeunes agitaient des drapeaux, issés sur les voitures, en klaxonnant très fort. Je n'avais jamais vu ce drapeau agité pour des événements gais (je n'étais pas en France en 1998). C'était étrange, et fascinant.
En rentrant chez moi, je surpris la conversation d'une des femmes qui traîne habituellement en bas de chez moi : toujours ivre, elle se dispute souvent avec les voisins exaspérés de ses clameurs nocturnes; elle profère souvent, entre autres vociférations, des propos anti-nationaux, se disant née à Lyon mais pas française pour deux sous. Ce soir là, elle était arrivée à tenir debout jusque là, lucide, pour voir le match. Et en sortant du bar d'où elle avait vu le match sur l'écran géant, elle disait à sa voisine : "que c'est bien qu'ils aient gagné ! Je vais pouvoir bien dormir ce soir".
Ce soir là, je suis rentrée chez moi émue et troublée. J'avais vécu de faibles émois sportifs mais de grands moments de vie.

22.6.06

Desseins d'univers, 1



Gravure de Michel Rossigneux.
Desseins d'univers a été publié en 1993 aux éditions de la villa Arson.

ALVEOLES

Notre univers est un monde mouvant.
Des alvéoles orbes qui se développent à sa surface, seules quelques unes ouvrent leur mystère pour converger vers un centre. L'évidence n'est qu'apparente : en dedans et au dehors, le Maître a forgé un tracé qui régule des forces toutes entières contenues, reliées. Invisible.
Qui s'aventure dans notre univers ne sait ce qui l'attend.

20.6.06

Souvenirs de petite bouche, 8

illustration de Claire Cour Salade de fruits. "Salade de fruits, jolie, jolie, jolie, tu plais à mon père, tu plais à ma mère..." chantait Bourvil. Aimes-tu la salade de fruits ? Quelle question bête : tout le monde aime la salade de fruits ! C'est le dessert le plus fréquent pour les repas de fête. On en mange partout, dans toutes les familles. Mais hélas, moi, je déteste la salade de fruits ! Quand j'étais petite, je n'aimais aucun fruit, sauf les fraises à la chantilly. Je n'en mangeais jamais. Mon père, lui, les adorait, et à la fin du repas il en mangeait goulûment : le jus dégoulinait le long de son menton lorsqu'avec force bruit il avalait le dernier quartier en enfonçant les pelures dans le pot de yaourt vide. Quand, rarement, il venait des invités, il ne fallait pas mettre les coudes sur la table et il fallait manger de tout pour montrer qu'on était des enfants bien élevés. Il fallait manger les hors d'œuvres, le gigot sanguinolant aux haricots verts, du fromage et le dessert : de la salade de fruits. C'était un vrai supplice : je transpirais beaucoup, l'estomac serré, cuillerée après cuillerée, chaque fruit flottant dans un jus épais, les yeux suppliants tournés vers mes parents impassibles. Depuis, j'ai appris à aimer tous les fruits : pêches, abricots, poires, font le régal de mes desserts. Mais je reste toujours écœurée en débarrassant les épluchures et noyaux dans les pots de yaourts. Et je n'aime toujours pas la salade de fruits. Quand je mange hors de chez moi, dès les hors-d'œuvre, je suis inquiète. Comme je suis grande et que j'ai été bien élevée, je ne mets pas les coudes sur la table et je mange de tout. Mais l'horrible dessert arrive presque toujours. Alors, j'ai trouvé une ruse de sioux : je mange d'abord toutes les pommes, puis toutes les bananes, puis toutes les oranges, scrupuleusement en me disant : «non, ce n'est pas de la salade de fruit, c'est de la pêche; non, ce n'est pas de la salade de fruit, c'est de la pomme; non, ce n'est pas de la salade de fruit, c'est de la banane...» jusqu'au bout. Ou presque : je laisse la soupe épaisse des jus au fond du ramequin, en disant à la maîtresse de maison: «c'était vraiment délicieux !»

13.6.06

souvenirs de petite bouche, 7


illustration de Claire Cour

Nationale 7.

Quand j'étais petite, l'autoroute n'existait que sur de brefs tronçons. Lorsqu'on partait pour un long voyage en voiture, il fallait se lever de bonne heure, tout endormi. Tout au long du chemin, on suivait des camions, on traversait des villages. Il y en avait un, loin de chez nous (au moins cent kilomètres) qui avait un nom très long : il s'appelait Saint Maximin la Sainte Baume. Quand on le traversait, on s'arrêtait sur la place du village, sur le parking, sous les platanes. Le bar était le long de la nationale 7, juste à côté. C'est là que nous prenions le petit déjeuner. Nous nous asseyions à une table recouverte par une toile cirée, sur de vieilles chaises en bois toutes rondes. Le café était très sombre, des coupes brillaient sur une étagère. Mon père commandait un thé, ma mère un café, mon frère un chocolat et moi un café au lait. Comme à la maison. Le patron sortait du café, traversait la rue, rentrait dans la boulangerie, et nous ramenait deux croissants tous chauds pour chacun, qu'il posait dans une petite corbeille en osier. Ils étaient très très bons, tout chauds, fondants sous la langue. J'attaquais le premier croissant par le milieu, là où il est le plus tendre, dans la carapace du crabe, et je le laissais fondre sous la langue. Je fourrai le deuxième avec du beurre tout ramolli dans une minuscule plaquette dorée. Il y avait aussi de la confiture, ce n'était pas un bocal qui tirait la langue mais une petite barquette en aluminium, et il n'y en avait qu'un tout petit peu.
Il y a toujours eu des croissants dans les boulangeries mais avant, c'était un produit de luxe. On n'en mangeait que dans les grandes occasions, pour un anniversaire, ou en vacances quand on prenait son petit déjeuner dans un café. Ils n'étaient chauds que le matin, car le boulanger se levait très tôt pour les fabriquer, et après il allait se coucher. Le croissant, c'était un aliment du matin, comme la soupe en est un du soir. Je n'en mangeais jamais à un autre moment de la journée, ça ne me serait même pas venu à l'idée !
Un jour, il y a eu de plus en plus d'autoroutes. On n'avait plus besoin de se lever très tôt, tout endormi. Sur la nôtre, un peu avant l'échangeur, il y avait un grand panneau : visitez Saint Maximin la Sainte Baume et son abbaye romane. Moi, je ne connaissais pas l'abbaye romane, mais je regrettais bien de ne pas en prendre la sortie vers la place et les platanes.
Une seule fois, j'ai dérogé à la règle matinale des croissants: dans un restaurant d'un petit village de l'Aveyron, j'en ai mangé fourré comme un croque-monsieur, passé au four avec du jambon et du gruyère; c'était étrange et délicieux. Mais c'était quand même beaucoup moins bon qu'au petit déjeuner dans un café tout sombre avec des coupes brillantes.

7.6.06

souvenirs de petite bouche, 6


Purée.

Pour moi, la purée, ce n'était pas fait à partir d'un grand sachet d'aluminium à délayer dans de l'eau ou du lait. Ma maman prenait des pommes de terre vieilles et pleines de terre. Il fallait d'abord leur arracher les yeux, puis leur faire la peau avec un couteau magique, le couteau économe: cet outil ne ressemble ni à un couteau ni à rien du tout d'autre qu'à un couteau économe. Ma maman taillait les crayons avec, et ça leur faisait une drôle de mine, pas du tout pointue mais costaud, et le bois du crayon se dressait comme un petit tronc d'arbre ! Avec la languette, on pouvait aussi râper du chocolat sur les tartines beurrées, et faire des copeaux tout noirs comme sur les biscuits Papous. On enlevait aussi très facilement la peau des pommes de terre, et c'était d'ailleurs le deuxième nom du couteau. "Couteau-éplucheur de pommes de terre" était-il écrit dans le catalogue Manufrance. Même moi j'avais le droit de m'en servir; chaque fois que je le faisais, j'essayais de battre mon record de la plus longue épluchure. Quand les pommes de terre étaient toutes nues et bien propres, on les faisait bouillir dans une casserole et on attendait au moins vingt minutes. Puis Maman prenait un autre instrument magique qu'elle posait au dessus de la casserole vide : il s'appelait " presse-purée " dans le catalogue Manufrance. C'était comme un moulin dans lequel on jetait les pommes de terre; on tournait la grande poignée rouge et elles passaient sous une grande pièce de fer oblique qui les écrasait. Il fallait beaucoup de force. Sous le presse-purée, il y avait des dizaines de minuscules brins de purée qui tombaient dans la casserole. Ca ressemblait un peu au soleil cœur d'artichaut de la salle à manger de ma marraine. Il était difficile de broyer entièrement toutes les patates, il en restait toujours un tout petit peu, dans les coins, sous la lame. Pendant que ma maman mélangeait la purée en rajoutant lait, beurre, œuf et gruyère, je m'occupais de "nettoyer" le presse-purée : avec une petite cuillère, je râclais dans tous les recoins et je me délectais des petits morceaux de pomme de terre bouillie qui étaient restés collés aux parois.
Comme pour le Grand Bleu, il existait une version courte. Pendant le repas, avec toute sa poigne, Maman écrasait une pomme de terre bouillie avec une fouchette. C'était plus difficile d'y dessiner des rails mais on pouvait y écraser dans leur jus les petits pois frais ronds comme des balles pas tout à fait finies d'être gonflées.

6.6.06

Uriel stin Oia


Si je faisais un autel à mon ange, je le ferais certainement comme ça. Genre j'y crois mais c'est le bordel...

2.6.06

Le bol sans cuillère

C'était dans un self miteux comme peuvent l'être les selfs dans les petites villes de province profonde au bord de la mer. Une dame faisait la queue à la caisse avec un plateau et un bol de soupe. Elle ne voulait prendre qu'un bol de soupe. Elle serrait son sac tout près de son corps. C'est très difficile de tenir son sac tout près de son corps et de tenir un bol de soupe sur un plateau tout en même temps. Mais elle avait peur des voleurs. Des pickpockets et des pique-sacs. Au club de l'Amitié, on lui avait raconté qu'il y avait beaucoup de pickpockets et de pique-sacs, surtout dans les selfs miteux des petites villes de province profonde au bord de la mer. Elle voyait déjà le titre dans la gazette de la Trinité-sur-Mer : pendant qu'elle faisait la queue, on lui dérobe son sac ! Arrivée à la caisse, elle régla sans ouvrir la bouche le montant de l'affichage lumineux sur la caisse. Heureusement ici, ce n'etait pas comme dans les restaurants : "Et après la soupe, que prendrez-vous ? Ah, et comme boisson ? L'eau, plate ou gazeuse ? Vous prendrez bien un café?" Il n'y avait que dans les restaurants chinois que l'on avait la paix et que l'on pouvait commander simplement la soupe n°5. Mais qu'est-ce qu'ils pouvaient bien y mettre dans cette soupe n°5 ? Au club de l'Amitié, tout le monde y allait de sa supposition; ça allait de la boîte de Pal au déchet des abattoirs de vache folle. "Avec leur sourire, ils peuvent tout vous refiler". Alors, elle n'y était plus retournée. On ne sait jamais.
Elle posa le plateau sur la table, la même table au milieu de la salle, comme elle faisait toujours. Comme ça, elle pouvait voir tous ceux qui arrivaient et tous ceux qui partaient, comment ils étaient habillés, ce qu'ils mangeaient... Les porteurs de chemises à carreaux prenaient toujours des frites. Elle aimait tant les frites! Elle repérait toujours les tables où elles étaient servies, à cause du parfum. Elle posa le plateau sur la table avec l'unique bol dessus, son sac sur le sol, tout contre sa chaise, et s'assit. Elle avait pris de la soupe de légumes, comme dans son enfance, avec quelques morceaux de carottes, de pommes de terre, de navets, que l'on trouvait au hasard de la cuillère. La cuillère ! Nom d'une pipe en bois ! Elle avait oublié de prendre la cuillère... Pour un potage, elle aurait pu s'en passer, mais comment faire avec les morceaux de carottes, les morceaux de pommes de terre et les morceaux de navets ? Quand elle était petite, elle détestait la grosse soupe comme on l'appelait. Et puis il fallait mâcher des légumes à la consistance horrible, comme les branches de céleri. Aujourd'hui, elle ne l'aimait guère d'avantage. Elle avait encore dans sa tête le bruit affreux du bouillon, trop liquide, que son père aspirait dans la cuillère. La cuillère... Elle poussa un gros soupir. Il faudrait encore se lever, et la soupe allait refroidir. Elle détestait la soupe froide. Elle regarda autour d'elle : la salle était presque vide, seul un routier mangeait son steak-frites, à l'autre bout de la table, on ne voyait que le dos de sa chemise de cow-boy. Aujourd'hui, il n'y avait même pas la petite serveuse rousse en minijupe qui débarrassait les tables. Il fallut bien qu'elle se résignât à se lever.
Elle se rendit à l'entrée, là où dans tous les selfs miteux des petites villes de province, on trouve les plateaux veinés de faux bois, les verres en Pyrex (elle ne buvait jamais en mangeant), les couverts en inox. Exceptées les petites cuillères qui étaient au rayon dessert, histoire de tenter le bon peuple par une mousse au chocolat ou une tarte aux fraises. Elle prit une cuillère à soupe isolée qu'elle avait repérée dans le bac des couteaux. Elle détestait le désordre. Elle refit la progression vers la caisse et leva ostensiblement la cuillère vers l'employée pour bien lui signifier qu'elle ne resquillait pas un petit pain ou une mousse. Puis elle retourna vers sa place.
Tout d'abord, elle n'en crut pas ses yeux. Au milieu de la salle, il y avait un homme; enfin, si l'on peut dire... il était grand, très grand, immense, très large de carrure dans sa chemise à carreaux; mais surtout, il était noir, noir, entièrement noir de la tête aux pieds (enfin, elle ne voulait surtout pas y aller voir dans les détails !). Dans ce self miteux de petite ville de province du bord de la mer, un individu de la sorte était déjà totalement indécent. En ville, la mendicité avait été interdite, mais l'accès aux restaurants n'était pas encore réglementé. Cette espèce de nègre était assis à sa table, en face de sa place. Elle allait se précipiter, l'injurier, le renvoyer à sa jungle natale, lorsqu'elle se retrouva totalement pétrifiée. Armé du même instrument qu'elle était allée quérir à la sueur de ses jambes, il était en train de manger.Tranquillement, l'air tout à fait innocent, il trempait son outil dans le liquide, soufflait sur le bouillon, et la cuillerée disparaissait entre les grosses lèvres dans sa grande gueule de voleur... Elle devait avoir exactement la tête de l'expression : on était en train de lui manger sa soupe ! Et la petite serveuse rousse qui restait introuvable ! Bandit! voyou! voleur! chenapan ! Elle s'approcha à petits pas, muette, totalement désarmée, en l'observant...
Elle ne comprenait rien : sa soupe, il ne la buvait pas à même le bol, il ne faisait aucun bruit en aspirant le bouillon... Sans s'en être aperçue, elle se retrouva à sa place, en face de lui. Alors, elle s'assit, l'air hagard. Il s'arrêta, la regarda avec un léger étonnement, puis il sourit. Ah tu peux sourire, singe, monstre, voleur ! Comme elle n'avait pas prononcé un seul mot depuis deux jours entiers, les paroles n'arrivaient pas à franchir ses lèvres. La situation était totalement incompréhensible : un grand Noir qui sentait l'after shave était en train de manger sa soupe sans bruit avec une cuillère, et elle ne disait rien... C'en était trop: dans un accès de rage muette, surmontant son dégoût, et tant pis pour le Sida, elle prit son courage à deux mains, sa cuillère dans la troisième, la trempa dans son bol, ramassa au passage une rondelle de carotte et ingurgita le tout dans la foulée; elle fut étonnée de constater que le Noir n'avait donné aucun goût à la soupe, c'était toujours ça de gagné. Puis elle le regarda droit dans les yeux, et elle attendit.
Ah, ça l'avait soufflé, le grand escogriffe... il en était resté tout surpris, la cuillère en l'air. Il l'avait regardée sans comprendre. Puis il avait esquissé un sourire. Ils ne savent faire que ça, eux aussi. Mais il avait presqu'aussitôt retrempé sa cuillère, emportant au vol un morceau de navet, son préféré...C'était une incitation à la récidive. Elle récidiva. C'était la première fois qu'elle remarquait l'arrière-goût de céleri, ils devaient en mettre une branche pour parfumer puis l'enlever pour éviter les fils dans les dents. Et lui , qu'en pensait-il ? De nouveau, il la regarda. De nouveau il sourit, puis il poussa le bol au milieu de la table ...
Ah, ça l'avait soufflée! Quelle drôle de réponse! Mais il pouvait bien être généreux avec le bien des autres ! Il lui revenait en mémoire l'histoire du bon Samaritain : lui aussi avait du le voler, le manteau... C'était un drôle de compromis. Après tout, elle était trop éprouvée pour tergiverser. Stopper, c'était perdre la face. Alors, elle prit un morceau de pomme de terre. Elle était fondante et moelleuse; ils doivent y mettre du bouillon de poulet, on aperçoit les goutelettes à la surface. Et dans la cuillère suivante, la carotte, sucrée, d'une belle couleur dorée, se livrait sans résistance...
Comme c'était étrange, cette apparente harmonie : manger de conserve, comme de bonne compagnie, et au même bol. Jamais elle n'avait compté le nombre de cuillères dans un bol. Elle n'aurait jamais songé qu'il puisse y en avoir autant, même dans un grand modèle comme celui-ci. Elle ne pensait même pas qu'il puisse y en avoir assez pour deux ! Et voilà que c'était la fin. Il lui laissait même râcler le fond. Réchauffée et régaillardie, elle leva le nez avec un sourire triomphant. Plus personne. Il était parti... Disparu le Noir dans sa chemise à carreaux ! Voilà, c'était fini, comme Sainte Geneviève, Catherine Ségurane, Jeanne Hachette, elle ne s'était pas laissée faire, elle avait eu la dernière cuillerée! Elle était tout de même un peu déçue de ce modeste triomphe. Elle aurait aimé le revoir pour le lui exprimer d'un regard significatif. Quand elle raconterait ça au club de l'Amitié! Et la petite serveuse rousse...elle n'était toujours pas arrivée, il allait falloir débarasser.
Un parfum mêlé de frites et d'after-shave la ramena à la réalité. Juste sous son nez, devant un grand Noir qui souriait, juste à côté du bol, au milieu de la table, une assiette de frites... Là vraiment, elle ne comprenait plus. Qu’est-ce que ça voulait dire ? "Prenez, servez-vous !" Il avait l'accent du midi. Un Noir à l'accent du midi qui apportait une assiette de frites et deux fourchettes ! Du coup, elle attrapa une frite avec les doigts : pour elle, les frites, ça se mangeait ainsi, dans une barquette en plastique transparent à relief, les mêmes barquettes que lorsqu'on achetait de la crème chantilly chez le crémier. On en mangeait seulement dehors, l'été, après la plage, devant la caravane du friteux. Jamais à la maison (son père détestait l'odeur de la friture, ça importunait les clients). Elle ne les aurait pas crues si bonnes, les frites des selfs miteux des petites villes de province au bord de la mer. Que diraient-ils, au club de l'Amitié, s'ils la voyaient manger des frites avc les doigts en compagnie d'un Noir qui les piquait à la fourchette? Jamais, jamais elle ne pourrait leur raconter...
"-Elles sont bonnes ? demanda-t-il.
-J'adore les frites ! s'entendit-elle répondre la bouche pleine.
-C'est plus que certain "! répondit-il en souriant alors qu'elle en prenait trois à la fois dans sa main.
L'assiette fut vite terminée. Quand elle eut pris la dernière frite, elle se trouva désemparée. Elle avait presque tout mangé. Elle n'osait plus lever le nez, ni poursuivre les quatre mots de sa conversation. Alors, elle vit le grand Noir saisir le plateau, y poser l'assiette, le bol vide, les deux cuillères, la fourchette sale, la fourchette propre, et se lever.
"-Au revoir, Madame. J'ai beaucoup apprécié ce repas en votre compagnie. Mais il faut que je parte, j'ai un cours dans une demi-heure.
-Au revoir, Monsieur."
C'est tout ce qu'elle avait osé dire. Et il était parti, sans se retourner, vers le fond de la salle, là où l'on dépose la vaisselle sale.
Elle s'était comportée comme une gloutonne, une mal élevée. Elle lui avait à peine répondu. Mais elle n'aurait jamais imaginé que dans un self miteux d'une petite ville de province profonde, elle puisse avoir une conversation avec un... D'accord il lui avait volé sa soupe! Mais les frites... Et puis il avait évoqué un cours... Des foules de questions se bousculaient dans sa tête. Et elle l'avait laissé partir, sans presque lui avoir parlé. Elle avait tellement honte...Heureusement que personne ne l'avait vu, surtout pas la petite serveuse rousse en minijupe. Il fallait...s'essuyer les mains. Oui, d'abord s'essuyer les mains. Elles sont toutes grasses. Pas de serviettes. Un mouchoir, dans le sac à main. Le sac... Où donc était son sac ? Elle l'avait posé là, sur le sol, tout contre sa chaise, en posant son plateau. Ce n'est pas possible, ce n'est pas, ce ne peut pas...Elle fit trois fois le tour de la chaise... les frites, l'au revoir, le cours... Elle voulait crier au voleur, bandit! voyou! voleur! chenapan! attrapez-le, le, le, le... Aucun son ne sortait de sa bouche comme s'il lui avait jeté un sort. Les frites, l'au revoir, le cours...Elle se mit à courir vers la sortie. Elle bouscula presque une jeune employée qui entrait dans la salle en nouant dans ses cheveux roux la petite coiffe rayée, l'uniforme des selfs miteux des petites villes de province...
Quelques secondes après, à l'entrée du snack, la petite serveuse rousse cherchait la dame du regard. Celle-ci n'était pas au début de la queue, là où l'on range les plateaux imitation bois, les verres pyrex et les couverts inox. Non, elle était sur le seuil, comme prostrée. Elle bredouillait des mots, mais aucun son ne sortait de sa bouche. La serveuse s'approcha, inquiète.
"-Madame, madame, le voilà votre sac, vous l'aviez oublié tout contre votre chaise, à même le sol. La dame la regarda, interdite; elle regarda le sac et dit, alors qu'un grand sourire illuminait son visage :
- Merci, merci, oh merci pour lui... Puis elle regarda un bol, un bol de soupe que la serveuse tenait dans l'autre main.
-Et voilà votre bol de soupe, il était là, au dessus du sac à main, tout froid sur la table, à votre place au milieu de la salle. Il s'ennuyait sans sa cuillère. La cuillère, vous l'aviez encore oubliée, hein ? Retournez vous asseoir, je vais aller vous en chercher une et réchauffer votre soupe...

29.5.06

Souvenirs de petite bouche, 5


illustration de Claire Cour

Pschitt orange.

Quand nous partions en vacances avec mes parents, nous allions toujours loin de Nice. Il faisait chaud, très chaud, parce que c'était l'été. Quand la chaleur était trop forte pour supporter plus longtemps la voiture, mon père décidait de faire une halte et d'aller prendre un verre. Nous nous installions à la terrasse d'un café, et nous appelions le garçon. Alors, naissait en moi une grande espérance mêlée d'une petite angoisse sourde. Aujourd'hui, j'ai beau chercher, je ne me souviens pas de ce que commandait mon père, ma mère ou mon frère. Mais, moi, je posais toujours la même question. Bien souvent, hélas, la réponse était négative, et il fallait se contenter d'un Orangina. Mais, de temps à autre, le miracle se produisait : le serveur apportait pour moi une bouteille trapue contenant une boisson de l'orange le plus intense. L'étiquette était bleue, avec un gros point de la couleur de la boisson. Aucun rapport avec le goût du fruit. C'était une horreur de breuvage : coloré, sucré, totalement chimique. De plus, il y avait de grosses bulles innombrables. Mais je n'ai jamais rien aimé tant que cette boisson, sa couleur, son sucre et son goût chimique. Quand en plus on me donnait une paille, c'était le pa-ra-dis.
Dans un petit village de l'Aveyron, à l'épicerie à l'enseigne d'un sapin de Noël, il y en avait de grandes bouteilles. Il existait même un autre parfum, à l'étiquette bleue avec un gros point jaune. Dans ce petit village d'Aveyron, on pouvait aller en chercher tous les jours et en verser ensuite dans la bouteille thermos. J'aimais bien ce petit village d'Aveyron.

25.5.06

Volver


Il faut aller le voir, sans rien en savoir avant.
Surtout si on a aimé Tout sur ma mère et Parle avec elle.

24.5.06

Le compteur de l'être

N.B. : Ce texte a été publié en 1995 au Cheval de Troie dirigé par Maurice Darmon

Ce jour que j'attendais depuis si longtemps, le voici ! Adonaï m'a envoyé le signe, béni soit-Il !
Ma première rencontre avec l'écriture est si loin derrière moi et commence par un drame : depuis ma naissance, aucune lame n'avait touché mes longues boucles brunes; elles me couvraient les épaules, descendant même jusqu'au milieu du dos. Le jour de mes trois ans, on m'avait coupé les cheveux pour la première fois. Je me vois encore pleurant à gros bouillons sur les épaules de mon père, qui dansait parmi d'autres couples à notre image. Pour calmer mes pleurs, ma mère m'avait préparé des gâteaux au miel qu'elle avait pétris pour la circonstance en forme d'aleph, de beth, de guimel... J'avais absorbé chaque lettre une à une, fasciné par ces formes, me gorgeant du suc doré qui recouvrait les hampes. Mes cheveux n'ont jamais repoussé, je porte le crâne rasé; je n'en ai pour seul souvenir que mes peyots, remisés derrière les oreilles, que je tortille régulièrement pendant l'étude.
Le lendemain, j'étais rentré à l'école. Là, on m'avait appris à nommer les lettres et à les associer. Je m'étais habitué à lire les voyelles disposées en points et traits sous les lettres. Jusqu'au jour où elles disparurent du livre : je commençais alors l'apprentissage de la lecture des rouleaux de la Torah, en hébreu sans voyelles : un texte nu, consonantique.
Je réalisais alors l'infini de la langue : sans voyelle, chaque racine de trois lettres ne produit pas un seul mot mais toute une famille : ainsi c'est moi, lecteur, qui choisis le sens des trois lettres.S P R veut-il dire livre (sefer) , nombre (sefar), ou histoire (sipour) ? Je décide selon le contexte, la tradition ...ou selon mon humeur . Mon pouvoir est immense. "Nous sommes responsables des mots" disait le rav Mao de Kremlin . J'aimais cette responsabilité, je fus séduit par ce pouvoir. Je me mis à explorer la lecture...
J'utilisais l'écriture hébraïque des chiffres au moyen de l'alphabet et la numérotation des versets et chapitres de la Torah : aleph vaut 1, beth 2, guimel 3, chaque lettre représentant un nombre... Je connaissais quelques valeurs numériques de base dont on parlait pour des mots lourds de mémoire : 86: valeur numérique d' Elohim, celle aussi de Nature; Amour a même valeur que Erad (un), 13; Adam que Geoula(libération), 45. A la Yeshiva, on n'y accordait qu'une importance relative. Mais un jour, en furetant parmi les rayonnages d'une librairie, je trouvais un livre sur la Gematria, la science des comptes dans la langue hébraïque. Je m'y plongeais avec passion.
L'étymologie grecque du mot aurait dû m'inciter à la prudence. Les hommes ne doivent pas trop compter. Ils ne doivent surtout pas se compter. David, pour avoir dénombré ses sujets, avait déclenché la grande peste. Même pour le quorum de la prière, on récite un verset de dix mots, un mot par homme, pour ne pas compter les personnes. Nos maîtres juifs se méfient de la Grèce comme de la peste, pire même, comme un fléau qui peut toujours frapper. Mais je découvrais que certains maîtres s'étaient lancés complètement dans l'aventure de la Gematria; ils avaient déjà numérisé, informatisé les principaux livres : de nouvelles interprétations se cachaient derrière chaque mot, chaque phrase. La fascination fut la plus forte; elle m'emporta.
Depuis, j'ai transcrit tous les textes que je rencontre avec les codes que j'ai appris en Gematria: je mets l'alphabet en mouvement : ainsi, je transforme la première lettre en deuxième, aleph devint beth, la deuxième en troisième, beth devient guimel... Ou bien je transforme la première lettre en dernière tav , la deuxième en avant-dernière shin... Toutes ces combinaisons composent de nouveaux nombres, de nouveaux mots, de nouveaux textes. Nuit et jour je compte les lettres, je compte les phrases, je compte les textes. L'univers même est nombre. Une phrase n'a plus aucun sens en elle-même. Je convertis tout.
Dans mes recherches, je n'accepte personne: seul, je peux mieux me concentrer. Je fuis mes compagnons de la Yeshiva. J'évite mon maître de Talmud qui me met sans cesse en garde contre les dangers de la solitude. Pendant les rares conférences, les rares cours que je suis encore, je capte chaque mot clé et calcule sa valeur, ses associations. Je m'enferme dans les bibliothèques, dans les librairies, et je déchiffre sans relâche. Je ne vois plus mes amis, ma famille. Je m'alimente à peine: je me nourris de calculs.
Ce matin, j'ai reçu la réponse et mon âme est transportée de joie. Comme souvent, j'étais assis dans la réserve d'une librairie qui m'est familière. J'étais tout entier absorbé dans la lecture du Sepher Yetsira, le Livre de la Splendeur. A l'heure du déjeuner, le libraire s'inquiéta de moi, m'invitant à partager son repas au restaurant, puis exaspéré de m'attendre et par ce qu'il prend pour des excentricités à répétition, il décida de me laisser là pendant la pause de midi. Il tira le rideau de fer pour une demi-heure, certain de me retrouver à la même place à son retour.
Mais il a perdu son pari. Quand il est revenu, il a découvert que le pan entier des livres de sa réserve s'était écroulé. Je suis là, allongé, enseveli de livres, les cervicales rompues par les lourdes étagères; les livres ne sont tombés qu'ensuite, un par un: treize volumes du Talmud, treize comme la valeur numérique d'Ehad, le Un; puis vingt six du Zohar : dernier message, double de treize et valeur numérique du tétragramme divin. J'ai compté tous les livres, un par un, à mesure qu'ils tombaient semblables à des gouttes et s'accumulaient sur mon échine.
Le libraire semblait accablé. Il a ramassé le livre d'entre mes mains et a parcouru le texte de la page :
"Les douze lettres simples avec les autres lettres, le créateur les a trouvées, découpées, multipliées, opposées, interverties. Et quelle est la façon de les permuter et de les multiplier?
Deux pierres (lettres) construisent deux maisons (mots)
Trois pierres construisent six maisons
Quatre pierres vingt maisons
Cinq pierre cent vingt maisons
Six pierres cinq mille quarante maisons
Et après cela tu peux compter jusqu'à ce que tu arrives à ce que la bouche ne peut dire, ni l'oreille entendre..."

23.5.06

Artisanat monastique.

Lever à la nuit. Le petit jour peu à peu monte sur les châtaigniers en fruits, les arbousiers, les îles au loin. Office de Tierce, solitaire, chanté dans la pénombre.
Dé-jeûner de lait et de pain. Travail, sur la même table, couleurs et instruments. Le pinceau caresse la terre, contourne des pétales, un cœur, des feuilles sur une assiette, un plat. Vaisselle précieuse, elle fleurira le soufflé de la sous-préfète lors du dîner avec le substitut, le pâté truffé Monoprix pour le réveillon du chef de service, le vaisselier à l'ancienne du catalogue dans le salon de l'instituteur. Le capuchon de mise, sortie dans le grand froid du vent pour l'office. Entre les stalles, les sœurs, le nuage gelé de leur souffle. Personne pour guetter une nouvelle ride. Après l'eucharistie, méditation la demie heure, craquements des charbons de l'encens. Dehors, de nouveau, le travail. Sous les feuilles sèches, les bogues craquelantes et piquantes qu'à force de froidure les doigts ne sentent plus, le sac des fruits ronds. Bientôt, quelque part, une écolière encapuchonnée elle aussi léchera sa tartine, trempera au pot ses doigts tachés d'encre et de feutres. Le soir, dans l'atelier, l'alambic. Du grand chaudron de pâte parfumée, des bulles innombrables s'échappent. La mesure de savon caressera les fesses du nourrisson, le sang de la mariée au matin de la nuit de noces, ou celui des mains du boucher entre immolation et étripage. Complies. Le soleil, le sommeil glissent sur le monde des nonnes et sur celui des hommes.

18.5.06

souvenirs de petite bouche, 4.


illustration de Claire Cour

Petits pois.

Certains légumes astucieux vivent dans une cosse. Pour les faire cuire, il faut les en déloger. De tous ces haricots et autres délices, ce sont les petits pois mes préférés. D'abord, les cosses sont les plus jolies : vertes fluo, cassantes sous les doigts, elles brillent comme du plastic. On les ouvre facilement, avec un petit craquement de satisfaction. Les petits pois, ronds comme des balles pas tout à fait finies d'être gonflées, s'en échappent pour courir sur la table. J'aimais les croquer tout crus, craquants et luisants quand j'avais enlevé la peau avec les dents. Mais ma plus grande joie, c'était, à la fin du travail, quand le saladier était rempli de petites boules vertes : alors, je plongeais la main au creux de l'écumoire sentant tout autour d'elle tous les grains couler de toute part, et je m'y agrippai longtemps, comme au cœur d'une cascade verte.

17.5.06

cérémonie du thé

Y. est mon amie. Ensemble, nous allons apprendre le flamenco, et rire beaucoup de nos maladresses.
Aujourd’hui elle m’offre une cérémonie du thé. Pour cela, elle a revêtu son kimono d’été, avec un obi de jute coloré qui laisse passer juste ce qu’il faut de lumière.
Le rituel m’est bien connu. Dans tous ses mouvements extrêmement codifiés, Y. m’offre toute la concentration de son art et les générations de connaissance de ses maîtres. Chaque geste est une offrande : la préparation du thé en poudre, la disposition des gâteaux sur le plat. Chaque objet a été choisi pour la rigueur de sa beauté et la perfection de l’adaptation aux gestes du maître qui sert. Tout cela n’est ni dédié au Bouddha de la Sérénité ni au Kami de la montagne.
Il n’y est pas question de Dieu. Que du partage d’un plaisir. Celui d’observer la meneuse du jeu, dans toute la beauté de ses atours, de ses préparatifs et de ses gestes. Celui de manger la pâtisserie qui a franchi mer et continents. Celui de boire, de brouter le liquide vert intense en concluant par quelques bruits de bouche de politesse et l’essuyage au doigt des bords du bol que les lèvres ont saisi. Rotation du bol, d’un quart. Celui de parler des objets du thé, de leur provenance et de leur histoire
Et pourtant. Dans le traité des Maximes des Pères que j’étudiai deux heures après, chez un autre Y., dans un tout autre rituel autour d’un tout autre thé, il était rappelé de la nécessité de donner à chaque geste une intention. Mes haverims de l’étude comprendraient-ils le poids d’une telle phrase : « servez-vous du gâteau » ?

14.5.06

Notre déjeuner dominical




Les courses du matin accomodées à la Dvorah : Un fromage de chèvre trempé dans les épices; du pourpier et des cerises. Une soupe japonaise improvisée et ... il ne manque plus que vous !

11.5.06

le vieux chêne, version 2

Cette maison, c'était exactement ce que je recherchais. Perdue dans les vignes, sans aucun voisin ni même un bâtiment agricole à proximité, elle se tenait dans un petit coin de plateau, presque près du bord, à proximité d'un bosquet d'où s'échappait des bruits d'animaux de toute sorte. Je me sentis d'en compléter la faune et décidai de la louer. Le bail fut rapidement signé. Après quelques travaux sommaires, j'y déménageai mon atelier dans une vaste pièce du rez de chaussée et je m'y installai, impatient de retravailler.
Je commençai par un dessin resté en plan qui devait me servir d'étude pour une prochaine gravure. Il était presque terminé. C'aurait du être un travail de quelques minutes, un quart d'heure maximum. Voilà qu'une heure était passée et je n'arrivai pas à conclure. J'étais nerveux. Le changement, le nouveau lieu, rien d'inquiétant, il fallait m'y habituer. Mais, moi qui d'ordinaire crayonnais sur n'importe quel bout de table, je me sentais mal à l'aise, comme dévisagé.
Je me retournai. Dehors, il n'y avait que la campagne. Je posai mon dessin et me mis à détailler le paysage. Ce que j'avais pris pour un bosquet n'était en fait qu'un seul arbre gigantesque, un grand chêne . De la fenêtre il tenait tout le cadre. Il devait être très vieux. Son tronc était énorme, il aurait fallu être au moins trois pour l'embrasser. Les branches basses, grosses comme des troncs, composaient une large couronne noueuse . Les feuilles découpées de la frondaison me cacheraient la lune et les étoiles. Un beau sujet de gravure...
Je repris mon dessin. L'impression persistait. A force de me retourner, j'avais perdu toute concentration. Je renonçai à poursuivre plus longtemps et vins m'accouder à la fenêtre. De la ramure, on entendait toute une faune jacassante : l'arbre devait abriter des dizaines d'oiseaux, d'écureuils, de mulots, mes seuls voisins. Comme je restai là, à regarder le chêne, je réalisai que c'était l'arbre qui m'observait, me poursuivant de son attentive obstination. C'était comme si je passais un test : il fallait lui "renvoyer l'ascenseur." Je sortis un bloc de feuilles de mon meuble à papier, les craies grasses, j'installai mon siège près de la fenêtre et je commençai son portrait. Je dessinai fidèlement le tronc, la couronne de branches, les feuilles découpées jusqu'au front des étoiles. Je travaillai sans me soucier du temps, négligeant le facteur et le téléphone, mon repas et le soir qui tombait et je crois que jamais je n'eus de modèle plus attentif.
Ce fut le début d'une sorte de collaboration. Je vivais dans le calme d'un cessez-le-feu. Je ne m'approchais jamais du grand chêne. C'était comme un accord tacite entre nous. Je respectais son territoire. Le temps seul passait auprès de lui qui marquait les saisons de mon travail. Au fil des jours, il devint un des personnages principaux de mes tableaux, le sujet favori de mes gravures. Lorsque de jeunes femmes venaient poser pour moi, leur regard toujours était attiré par la fenêtre, et je recueillai pieusement la curiosité de leurs yeux captivés. Mon travail y gagnait. Mes expositions trouvaient un regain d'intérêt ainsi que mes relations avec ma galerie parisienne. Je passai tout mon temps à l'atelier.
Un matin, par le cadre de la fenêtre, je me rendis compte qu'une camionnette bleue était entrée dans le no man's land. Des hommes en sortirent, firent un relevé. Je guettai leur départ et les interceptai au bout du chemin. Ils m'annoncèrent qu'on allait installer une ligne électrique dans la zone. Non, le chêne ne serait pas coupé, le chef aimait les arbres, mais on élaguerait une partie de la couronne pour installer une armoire de relais contre le tronc.
De rage, je m'interdis de toucher à l'électricité de toute la journée. Dès le lendemain, je fis une enquête auprès du propriétaire, de la mairie, de l'EDF...Coups de téléphone, lettres, entretiens, rien n'y fit. Le tracé était définitif. Dans l'inertie générale, je n'arrivai pas à le faire modifier, même de quelques mètres. Il n'y avait plus qu'à se résigner.
Dans les jours qui suivirent, je restai à l'atelier, à préparer une exposition imminente. J'aurais eu de quoi largement la meubler de mes travaux récents. Mais je dessinai fébrilement, réalisant croquis, gravures, toiles, dans l'urgence, comme s'il me fallait gagner sur la fin prochaine du statu quo. Je partis à Paris, la voiture pleine d'œuvres à peine sèches. Le succès aidant, tournant le dos aux murs, je tentai d'oublier dans les verres à cocktail la silhouette familière en sursis.
A mon retour, rien ne s'était encore passé. Adossé à la fenêtre, je me reprochais de ne pas avoir assez questionné mon père : quand une guerre finit-elle, à la déclaration de la fin des combats ? Avant l'heure fixée, qui arrête le feu ? Y a-t-il encore des héros pour mourir à H moins une ?
Le lendemain matin, je fus réveillé par le camion rempli de ferraille. Je n'avais jamais eu l'âme héroïque. Je passai dans l'atelier quand la troupe d'ouvriers démarra les tronçonneuses. Quand ils attaquèrent le bois, j'avais déjà fermé les volets et les vitres, rentrai dans le salon et branchai mon casque sur France-Musique. Même à la fin de la journée, je ne pus me décider à aller rouvrir la fenêtre. Je partis en voyage plusieurs jours, en laissant la maison en l'état.
Je rentrai chez moi au cours d'une matinée de grand soleil. Sous la porte de l'atelier, j'entrevis un rai de lumière : la femme de ménage avait du aérer. J'en fus soulagé. En entrant, mes yeux se fixèrent sur l'encadrement de la fenêtre. Comme à l'habitude, je voyais le grand chêne, ses feuilles et ses branches si caractéristiques. Mais un grand coin de ciel apparaissait désormais à sa gauche. Les dizaines d'oiseaux, d'écureuils, de mulots semblaient avoir migré vers la base de l'arbre, vers l'armoire métallique hideuse qui cachait maintenant une grande partie du tronc. Ce n'étaient que bruits d'ailes, jacassements, cris d'alarme, que complétait le crissement des étincelles qui jaillissaient de çà- de là, présage d'un inévitable court-circuit. Puis l'air se mit à vibrer et peu à peu une spirale se forma. Elle gagna les branches basses, le feuillage, les crêtes. Pas une feuille, pas un gland n'échappa à ce tremblement qui animait l'arbre entier, l'arbre seul en un crépitement sauvage. Comme une plainte, un reproche menaçant, le tourbillon se dilatait puis se comprimait à nouveau sans perdre de sa force, contenu par un écran invisible. Tout le reste sur le plateau était parfaitement immobile, moi y compris me tenant là, à observer ce déploiement de force vaine. Depuis la fin de mon combat, j'avais agis en égoïste, en étranger. Toute complicité avait disparu.
Lorsqu'on sonna à la porte d'entrée, je pus battre en retraite. Le facteur m'apportait un recommandé de ma galerie parisienne. Une lettre embarrassée l'accompagnait, m'expliquant que toutes les dernières gravures m'étaient retournées et que les toiles me parviendraient par Sernam. On ne comprenait pas ce qui s'était passé. Je déchirai le papier de soie qui enveloppait les œuvres. Une par une, je vérifiai toutes les épreuves du chêne : les larges feuilles découpées, les branches démesurément longues, tout y était présent. Mais, à la base de l'arbre, une hideuse armoire métallique se dressait maintenant devant le tronc. Je m'emparai du compte-fils voulant observer une tache à l'angle de la porte de fer. Je pus alors y reconnaître, comme une nouvelle signature, le logo de l'entreprise publique à l'écriture manuscrite : "l'EDF, des hommes au service des hommes".

10.5.06

Devoir de vacances

Mon rabbin nous a demandé pendant les vacances de printemps d'écrire un texte afin d'expliquer pourquoi nous venons à la synagogue Maayane or de la rue Verdi. Le voici republié puisque le premier semblait avoir des problèmes techniques...

C'est le jour. C'est une boutique donnant sur l'extérieur et on y
pénètre l'air de rien. La pièce est simple, peinte en blanc. Au sol un
grand tapis moelleux où mon chien se love aussitôt. Deux fauteuils
insolites attendent des hotes de marques (?) Des enfants heureux
sortent de tous les coins : une très jeune star de Cannes en rubans de
fée, un petit pollak à casquette, une petite elfe toute frisée qui
vient vous saluer avec un regard pétillant de malice.
C'est midi. C'est une boutique donnant sur l'extérieur et on y pénètre
l'air de rien. Une famille se serre sur l'estrade et une femme lit dans
un grand rouleau avec un doigt d'argent. Dans le public, je reconnais
la jolie dame toute colorée qui signait ses livres hier à la
librairie.
C'est l'heure du thé. C'est le grand salon d'une maison ancienne où le
balcon est envahi de pieds de tomates comme la table l'est de tasses,
de gâteaux et de livres d'études. Sur la table le rabbin se ressert du
thé dans son bol celadon, de sa propre théière en acier émaillé
écaillé. Une assemblée presqu'exclusivement féminine discute,
questionne et pinaille. Des hommes se regroupent parfois pour se donner
l'air. Penelope a laissé dans un coin la Dame à la Licorne inachevée.
Le grand silence concentré est interrompu régulièrement par les cloches
de Vêpres, le rugissement du roi Lion où la survenue de la plus jeune
fée.
C'est le soir. C'est une boutique donnant sur l'extérieur et on y
pénètre l'air de rien. Un homme jeune, à la chaire, coiffé d'une
passoire à plume, lit un texte dans une langue incompréhensible et les
spectateurs armés de crécelles l'interrompent parfois.
C'est la nuit. C'est une boutique donnant sur l'extérieur et on y
pénètre l'air de rien. Des tréteaux encombrés de matsots sont cernés
par des gens enshabattés. Une enfant chante avec sa voix très haut
perchée mais très juste, et le public fait le répons, hommes et femmes
ensemble, et très faux, sauf la dame qui jouait du piano l'autre soir
au concert. Celle qui chantait au théâtre se bouche intérieurement les
oreilles, décontenancée une nouvelle fois de ce manque absolu de pompe
et cernée par une tendresse persistante pour tous ces gens qui sont le
klal.

9.5.06

Le vieux chêne, version 1




gravure les oiseaux d'Albert Woda



Cette maison, c'était exactement ce que je recherchais. Perdue dans les vignes, sans aucun voisin ni même un bâtiment agricole à proximité, elle se tenait dans un petit coin de plateau, presque près du bord, à proximité d'un bosquet d'où s'échappait des bruits d'animaux de toute sorte. Ma visite fut conclue par la signature du bail et après quelques travaux sommaires, j'y déménageai mon atelier dans une vaste pièce du rez de chaussée. Je m'y installai, impatient de retravailler.
Je commençai par un dessin qui devait me servir d'étude pour une prochaine gravure. Il était presque terminé. C'aurait du être un travail de quelques minutes, un quart d'heure maximum. Voilà qu'une heure était passée et je n'arrivai pas à conclure. J'étais nerveux. Le changement, le nouveau lieu, rien d'inquiétant, il fallait m'habituer. Pourtant, moi qui d'ordinaire crayonnais sur n'importe quel bout de table, je me sentais mal à l'aise, comme dévisagé. Je me retournai.
Dehors, il n'y avait que la campagne. Je posai mon dessin et me mis à détailler le paysage. Ce que j'avais pris pour un bosquet n'était en fait qu'un seul arbre gigantesque, un grand chêne . De la fenêtre il tenait tout le cadre. Il devait être très vieux. Son tronc était énorme, il aurait fallu être au moins trois pour l'embrasser. Les branches basses, grosses comme des troncs, composaient une large couronne. Les feuilles découpées de la frondaison me cacheraient la lune et les étoiles. Un beau sujet de gravure...
Je repris mon dessin. L'impression persistait. A force de me retourner, j'avais perdu toute concentration. Je renonçai à poursuivre plus longtemps et vins m'accouder à la fenêtre. De la ramure, on entendait toute une faune jacassante : l'arbre devait abriter des dizaines d'oiseaux, d'écureuils, de mulots, mes seuls voisins. Comme je restai là, à regarder le chêne, je réalisai : c'était l'arbre qui m'observait, me poursuivant de son attentive obstination. C'était comme si je passais un test : il fallait lui "renvoyer l'ascenseur." Je sortis un bloc de feuilles de mon meuble à papier, les craies grasses, j'installai mon siège près de la fenêtre et je commençai son portrait. Je dessinai fidèlement le tronc, la couronne de branches, les feuilles découpées jusqu'au front des étoiles. Je travaillai sans me soucier du temps, négligeant le facteur et le téléphone, mon repas et le soir qui tombait et je crois que jamais je n'eus de modèle plus attentif.
Ce fut le début d'une sorte de collaboration. Je vivais dans le calme d'un cessez-le-feu. Je ne m'approchais jamais du grand chêne. C'était comme un accord tacite entre nous. Je respectais son territoire. Le temps seul passait auprès de lui qui marquait les saisons de mon travail. Au fil des jours, il devint un des personnages principaux de mes tableaux, le sujet favori de mes gravures. Lorsque de jeunes femmes venaient poser pour moi, leur regard toujours était attiré par la fenêtre, et je recueillai pieusement la curiosité de leurs yeux captivés. Mon travail y gagnait. Mes expositions trouvaient un regain d'intérêt ainsi que mes relations avec ma galerie parisienne. Je passai tout mon temps à l'atelier.
Un matin, par le cadre de la fenêtre, j'aperçus une camionnette qui était entrée dans le no man's land. Des hommes en sortirent, firent un relevé. Je guettai leur départ et les interceptai au bout du chemin. Ils m'annoncèrent qu'on allait installer une ligne électrique dans la zone. Non, le chêne ne serait pas coupé, le chef aimait les arbres, mais on élaguerait une partie de la couronne pour installer une armoire de relais contre le tronc.
De rage, je m'interdis de toucher à l'électricité de toute la journée. Dès le lendemain, je fis une enquête auprès du propriétaire, de la mairie, de la compagnie électrique...Coups de téléphone, lettres, entretiens, rien n'y fit. Le tracé était définitif. Dans l'inertie générale, je n'arrivai pas à le faire modifier, même de quelques mètres. Il n'y avait plus qu'à se résigner.
Dans les jours qui suivirent, je restai à l'atelier, à préparer une exposition imminente. J'aurais eu largement de quoi la meubler de mes travaux récents. Mais je dessinai fébrilement, réalisant croquis, gravures, toiles, dans l'urgence, comme s'il me fallait gagner sur la fin prochaine du statu quo. Je partis à Paris avant le grand massacre, la voiture pleine d'œuvres à peine sèches. Et dans la galerie, tournant le dos aux murs, je tentai d'oublier dans les verres à cocktail la silhouette familière en sursis.
A la fin du mois, je rentrai. C'était le crépuscule.En entrant, mes yeux se fixèrent sur l'encadrement de la fenêtre. Un grand coin de ciel y apparaissait désormais sur la gauche et l'on pourrait y observer la lune et la première étoile. J'y voyais aussi le grand chêne, ses feuilles et ses branches si caractéristiques. Mais on ne pouvait plus faire la ronde autour du tronc. Contre lui se dressait une armoire métallique rutilante, aussi grande que laide, totalement incongrue, comme tout droit sortie d'un catalogue de meubles de bureau. Tout autour d'elle, l'air vibrait et peu à peu une spirale se forma. Elle gagna les branches basses, le feuillage, les crêtes. Pas une feuille, pas un gland n'échappa à ce tremblement qui animait l'arbre entier, l'arbre seul en un crépitement sauvage, tandis que tout sur le plateau se tenait parfaitement immobile. Comme une plainte, un reproche menaçant, le tourbillon se dilatait puis se comprimait à nouveau sans perdre de sa force, contenu par un écran invisible.
Me détournant de la fenêtre, je commençai par décrocher les toiles. Puis j'emballeai dans les papiers de soie eaux-fortes et manières noires, et nouai les rubans des cartons à dessin. Quand j'eus fermé la dernière caisse, un grand vacarme me ramena à la fenêtre. La nuit était tombée depuis longtemps déjà. Dehors, près du grand chène, ce n'étaient que bruits d'ailes, jacassements, cris d'alarme, comme si tous les mulots, les lérots, les hulottes, se disputaient le territoire métallique. Adossé à la fenêtre, je me reprochais de ne pas avoir assez questionné mon père : quand une guerre finit-elle? A la déclaration de la fin des combats ? Avant l'heure fixée, qui arrête le feu ? Y a-t-il encore des héros pour mourir à H moins une ?
Des étincelles jaillissaient de çà-de là. Je n'avais pas l'âme héroïque. Avant de mettre la clé à la serrure,un dernier bruit me fit me retourner. Dans la nuit on ne voyait, on n'entendait plus rien, que le crissement des étincelles qui jaillissaient de çà- de là, présage d'un inévitable court-circuit.

7.5.06

"L'écriture est un lieu de villégiature"

En rangeant mes courriels, je trouve cet article du monde envoyé par mon ami Bertrand Laidain. J'ai pensé aussitôt aux réflexions de samedi de Christian à propos de Handke et de Venise.

Entretien avec Erri de Lucca
"L'écriture est un lieu de villégiature"
LE MONDE | 05.08.05 | 13h14 • Mis à jour le 05.08.05 | 13h14

Dehors, le soleil d'été plonge la campagne romaine dans le silence et l'immobilité. Dedans, c'est la pénombre d'une pièce tapissée de livres. La maison de l'écrivain italien Erri De Luca est une ancienne étable qu'il a aménagée lui-même, du temps où il était maçon. Ancien militant d'extrême gauche, dans les années 1970, Erri De Luca a exercé divers métiers manuels avant de commencer à vivre de ses livres - essais, romans, nouvelles et poèmes au ton singulier, lumineux.

Sans cesse sollicité pour participer à des rencontres, des lectures ou des débats, Erri De Luca est aussi un lecteur et un commentateur passionné de la Bible, un musicien à ses heures et un alpiniste de haut niveau. Mais c'est là, dans cette habitation tout en longueur qu'il revient pour prendre soin de ses arbres, entre deux voyages.

Vous êtes un lecteur assidu de la Bible, depuis les années où vous travailliez comme ouvrier sur des chantiers. Vous avez écrit plusieurs livres de commentaires bibliques, en parallèle à votre oeuvre de fiction. Comment ce livre est-il arrivé entre vos mains ?

Par hasard, au début des années 1980. Je me trouvais alors au nord de l'Italie, dans un centre où je me préparais à aller travailler comme bénévole en Tanzanie. J'apprenais le swahili et les rudiments du travail que j'aurais à faire là-bas. A cette époque, j'étais fatigué des livres et je n'en avais pris aucun avec moi, mais j'ai trouvé une Bible, qui était là, j'ai commencé à la regarder et j'ai aimé cette histoire car elle était désertique : elle ne voulait pas tenir compte du lecteur. Elle l'ignorait. J'avais l'impression d'être obligé de m'éloigner pour aller sur ces lignes comme sur des pistes en plein désert. Le désert est le lieu de la relation entre Dieu et les hommes, dans les Ecritures. Le Seigneur dit aux hommes "Va-t'en", pour les envoyer loin de chez eux, les arracher à leur environnement.

Abraham, Moïse ou David, les premiers prophètes sont des bergers, qui vaguent dans l'immensité solitaire, là où l'ouïe est plus fine, loin du bruit des hommes. Là où l'on est plus disposé à entendre et à retenir. Le lecteur de la Bible doit, lui aussi, se détacher de son point d'ancrage et s'égarer dans le désert, le temps de la lecture. Pour moi, c'était une rencontre magnifique : pouvoir me détacher de ce qui était autour de moi, avant de sortir gaspiller mon énergie sur un chantier, c'était comme une avance. Intouchable, imprenable.



Vous sentiez-vous détaché, vous-même ?

Oui, j'étais seul quand je faisais ce métier d'ouvrier. Il me vidait et me prenait toutes mes ressources. Alors, je cherchais une chose suffisamment forte pour faire contrepoids : les Ecritures en début de journée et mon écriture personnelle à la fin, mais celle-ci n'était que facultative, car l'écriture est, pour moi, exactement le contraire du travail. C'est un lieu de villégiature. Quant aux Ecritures saintes du matin, c'était une question de santé : la satisfaction de remuer dans ma tête des syllabes anciennes, incompréhensibles aux autres, et parfois même de les laisser affleurer sur mes lèvres s'il y avait du bruit à l'extérieur. La joie d'avoir arraché quelque chose à la journée. Je me répétais régulièrement des passages du livre de Néhémie, sur le désespoir des maçons qui reconstruisent le mur de Jérusalem...


Vous manifestez des sentiments ambigus à l'égard de votre époque. Avez-vous l'impression de ne pas en faire partie ?

J'appartiens à cette époque, car j'y habite, mais j'ai aussi le sentiment d'appartenir à d'autres temps. Quand on lit l'Ancien Testament dans sa langue maternelle, en hébreu, comme je le fais, on est contemporain des générations qui ont fait cet exercice de lecture avant nous, qui ont forcé cette révélation avec des mots, avec de l'intelligence. En passant sur la surface de cette écriture, on parvient à se détacher de son propre temps pour faire un tour dans la bouche et dans la tête des anciens.

Comme je ne suis pas croyant, il s'agit seulement d'un passage, avec une entrée et une sortie, correspondant à l'ouverture et à la fermeture du Livre. Le croyant, lui, est un résident du Livre ! C'est avec cette ouverture que je me réveille chaque matin, à 5 heures, et que je prononce mes premières paroles en remuant les lèvres pour dire les mots anciens, même quand je suis seul. Ce livre doit être dit comme ça, car la langue demande à être prononcée. Mikra, qui désigne l'ensemble de ce que nous appelons la Bible, signifie aussi "lecture à voix haute".

Y a-t-il une relation entre la Bible et l'alpinisme, que vous pratiquez à un haut niveau ?

En grimpant, je me procure un désert provisoire. J'entre dans un lieu vide ou très peu fréquenté, un lieu ou je peux jeter un coup d'oeil sur le vide qui nous a précédés - et qui nous succédera, je vous le promets. Là-haut, je me trouve en situation d'hôte, mais pas d'invité. Et j'appartiens un peu moins à ce temps qui a la présomption d'être résident sur terre, d'être le patron de la terre, de l'air et de l'eau. Quand vous pensez qu'on a même inventé la notion d'"eaux territoriales" ! C'est une contradiction dans les termes, les eaux sont extraterritoriales par définition et pourtant, on a tracé des frontières jusque sur elles.

Et puis j'ai des sentiments inactuels, comme celui d'être violemment, substantiellement, de passage. Physiquement, évidemment, à la surface des montagnes, mais aussi sur celles des lettres hébraïques : je m'en tiens au caractère littéral des Ecritures, je n'interprète pas. Je crois que ce texte est à prendre ou à laisser, dans son entier. Je n'aime pas descendre dans les profondeurs du sol ou de la mer : je nage, mais je ne plonge pas. Je suis quelqu'un de surface.
Je me sens tellement de passage qu'en montagne, je ne plante jamais de clou. J'utilise ceux des autres, ça oui, mais jamais je n'ai donné un coup de marteau sur une paroi rocheuse. Et quand j'arrive au sommet, une sorte de pudeur m'empêche d'écrire sur le livre qui se trouve parfois là, pour que les alpinistes laissent quelques mots. Je ne veux pas laisser de trace - seulement celle de mes pas, mais en montagne, la neige a tôt fait de les recouvrir, c'est même l'un de ses dangers.

Pourtant, la littérature est une manière forte de laisser des traces...

Il y a des écrivains qui parlent de leur oeuvre comme de constructions, de bâtiments. Moi, non. Je vois plutôt mes livres comme des passages, des sentiers dans un champ, que quelqu'un peut emprunter à sa guise. Et puis les livres sont des objets, qui finissent par mourir, brûlés, noyés. Pendant le siège de Sarajevo, le poète Izet Sarajlic s'est chauffé avec sa bibliothèque : d'abord les essais, puis les romans et finalement les poèmes. Certains livres restent, bien sûr, mais c'est comme un héritage dont beaucoup serait gaspillé. Nous n'avons qu'une petite partie des vers de Pindare et ceux que nous n'avons jamais lus, nous ne pouvons même pas les regretter. On a perdu des vers de Pindare ? On peut perdre tout le reste !


Pour vous, l'acte d'écrire consiste à ressusciter des morceaux de passé ?

C'est plutôt un moment où je force des absents à être là : des personnes, mais aussi une ville ou une île telles qu'elles étaient autrefois. J'ai le sentiment d'être avec des gens dans le passé. Tout le temps de l'écriture, je deviens le lit de ces rencontres. Je combats l'absence injustifiée des morts, parce que je ne suis pas d'accord avec cela. Je ne les laisse pas tranquilles là où ils se sont cachés. Je les en extrais et je les oblige à revivre pour un moment. Au fond, je suis un persécuteur d'absents !


Parce que la mort vous paraît un scandale ?

Non, elle fait partie du gaspillage naturel, qui appartient à l'économie de la vie. C'est une sorte de contrepartie de la beauté. Mais je ne veux m'habituer à aucune absence je suis contre. J'admets seulement la mienne. En tant que non-croyant, je sais uniquement qu'un jour on ne s'embrassera plus avec les autres. J'admets ma mort, oui : elle est là.


Parlant de vos livres, vous dites que vous n'inventez pas. Pourquoi ?

J'invente très peu, même si j'aime bien les histoires imaginées par les autres : quand vous trafiquez avec le passé, il n'est pas nécessaire de créer des personnages ou la fin d'un récit, puisque tout est déjà donné. Du coup, je suis toujours à l'intérieur des histoires que je raconte, je ne me soulève pas au-dessus d'elles. Je n'ai jamais écrit à la troisième personne, comme un chef d'orchestre dirigeant ses musiciens : je suis moi-même dans l'orchestre, changeant d'instrument en fonction des livres, tour à tour dans la peau d'un maçon, d'un jardinier, d'un alpiniste. Le chef d'orchestre, c'est la vie qui a produit cette histoire. Et le fait d'inventer des existences me semble un abus de confiance : il en existe déjà tellement, je ne vais quand même pas prendre le vice du Bon Dieu !

En revanche, j'éprouve de la gratitude pour le moment où je me souviens d'un morceau de passé, même si je n'ai pas la clef de cette mémoire : cela m'arrive à l'improviste, par bribes, comme une détonation et j'ai soudain envie de faire durer ce moment. L'écriture de Tu, mio, par exemple, a été déclenchée par la vue d'une femme dont le sourire, qui découvrait une dent ébréchée, m'a rappelé une amie d'adolescence. Je deviens le lieu où le passé fait une petite promenade, passe une deuxième fois. Mais c'est la dernière : il n'y en aura jamais de troisième, car l'écriture a ce pouvoir de s'imposer comme le format définitif d'un moment de vie, sa version officielle, en quelque sorte.

D'une certaine manière, vos livres ne sont-ils pas des actes de résistance au temps ?

Je suis d'un siècle, le XXe, où l'histoire majeure a intensément écrasé les histoires mineures : elle a fait irruption dans la vie des individus, séparant les hommes des femmes, les parents des enfants, les communautés de leurs lieux de vie. Je m'attache à donner de la valeur à ces histoires mineures, celles des gens. Je leur offre toute mon affection. Si bien que, dans mes livres, l'histoire majeure n'est le plus souvent qu'un bruit de fond.


Quand vous avez milité à l'extrême gauche, dans les rangs de Lotta Continua, au cours des années 1970, c'était pour changer le cours de "l'histoire majeure" ?

Ah oui ! Nous sommes devenus des producteurs d'histoire, des fabricants de transformations. Nous étions bien les enfants de notre siècle. Mais ce n'est pas nous qui avons inventé le mot "communisme" : nous l'avons employé comme étant le plus éloigné de ce qui se passait alors chez nous. Ce qui ne veut pas dire que nous étions fiers de ce qui se faisait là où le communisme était installé au pouvoir. Ma génération n'a pas aimé la Russie de Brejnev. Et moi, je peux dire que je n'ai jamais été un maoïste idolâtre. Au fond, j'aimais Rosa Luxemburg. Je crois que j'aime les personnes qui n'arrivent pas à mourir dans leur lit.


Qu'est-il resté de ces luttes ?

En ce qui me concerne, je ne pouvais rien faire de mieux de ma jeunesse. Je demeure fidèle à cet engagement qui a rempli ma vie, de 18 à 30 ans. Sur le plan concret, il en reste des améliorations obtenues de force sur les lieux de travail, plus de démocratie dans les forces armées, les prisons. Et mon sentiment de n'avoir pas déserté le mot d'ordre, l'appel de ma génération, que j'avais trouvé dans les rues. Du communisme, il est resté la préposition cum, "avec", celle de la fraternité - la plus belle de la grammaire.

Dans d'autres circonstances, par exemple quand je me suis trouvé à Belgrade, en 1999, sous les bombes, je n'ai pas eu le sentiment d'être "avec". J'avais voulu déserter mon pays, qui participait au bombardement de Belgrade, l'activité la plus terroriste qui soit. J'étais seul, au cinquième étage de l'hôtel Moskva, chambre 411, et je restais à la fenêtre quand la sirène antiaérienne retentissait, car j'étais venu là pour être témoin, pour voir ce que faisaient les avions partis une demi-heure plus tôt de mon pays. Mais au lieu d'être cum, j'ai été réduit à une préposition mineure : "dans".

Votre attitude face à la communauté des écrivains est marquée par un certain éloignement. Vous refusez de participer au jeu des prix littéraires, en Italie. Quelle est la raison de ce rejet ?

C'est une communauté qui s'échange des prix et forme un circuit de bénéficiaires dont je ne fais pas partie. Je considère que je reçois beaucoup de prix littéraires dans la rue, chaque fois que quelqu'un m'arrête, me serre la main, me dit quelque chose. Surtout, j'aime les livres, mais pas tellement ceux qui les écrivent. L'auteur ne m'intéresse pas, à l'exception des poètes, dont je voudrais que la vie soit à la hauteur de leurs pages. Même Thomas Mann, cela ne m'aurait pas plu de le rencontrer, d'après ce que je sais de sa vie. Quant à Bohumil Hrabal, peut-être que j'aurais aimé le voir de loin, au bistrot ; mais être assis à sa table, non...

Propos recueillis par Raphaëlle Rérolle
Article paru dans l'édition du 06.08.05


La prose radicale et poétique d'un militant
LE MONDE | 05.08.05 | 13h14

Né à Naples, en 1950, dans une famille de la bourgeoisie, Erri De Luca quitte le domicile familial en 1968 pour rejoindre le mouvement d'extrême gauche Lotta Continua, où il militera à plein temps pendant plusieurs années.

Lotta Continua est dissoute en 1976. Erri De Luca devient ouvrier, notamment chez Fiat, avant d'abandonner la lutte politique et de commencer à travailler comme maçon.
Ses pas l'amèneront en France, sur différents chantiers, mais aussi en Afrique, où il part comme bénévole. En parallèle, il apprend l'hébreu pour lire la Bible et continue d'écrire, comme il le fait depuis l'âge de 20 ans.

Son premier livre, Une fois un jour (Verdier, 1992), est publié en Italie en 1989. Très vite, sa prose radicale, poétique et concentrée trouve un public non seulement dans la Péninsule mais en France et ailleurs.

Depuis il a publié des romans (Montedidio, Gallimard, 2002, lauréat du prix Femina étranger), des nouvelles (Le Contraire de un, Gallimard, 2004) et des récits, mais aussi des recueils de chroniques (Rez-de-chaussée, Rivages, 1996) ou de poèmes (Œuvre sur l'eau, Seghers, 2002) et des commentaires bibliques (Un nuage comme tapis, Rivages, 1994).
Erri De Luca a aussi convoyé des camions de ravitaillement à destination de la Bosnie, pendant la guerre en ex-Yougoslavie. Alpiniste chevronné, il a participé à deux expéditions dans l'Himalaya.

5.5.06

Come back




Mon ange gardien est de retour. Je commençais à trouver longue son année sabbatique. Et voilà qu'il est revenu se poster près de moi. Bien sûr je ne le vois pas. mais je reconnais à ces petites niches, à ces serendipités, qu'il salue de nouveau le lever du jour dans les abris de pêche. Si tu es Uriel, merci à toi d'avoir quitté ton autel de Oia .

toile d'AlbertWoda

4.5.06

Oz

"On se trompe si l'on cherche le cour de l'histoire dans l'interstice entre la création et son auteur : il vaut mieux le rechercher non pas dans l'écart entre l'écrit et l'écrivain, mais entre l'écrit et le lecteur.
...
En d'autres termes la distance que le bon lecteur choisit d'instaurer pendant la lecture n'est pas celle existant entre l'écrit et le narrateur, mais entre l'écrit et vous même : non pas, "Dostoïevski a-t-il vraiment assassiné et dépouillé des veuves âgées lorsqu'il était étudiant ?", mais vous, lecteur, qui vous mettez à la place de Raskolnikov pour ressentir l'horreur, le désespoir, la détresse pernicieuse, combinée à un orgueil napoléonien, la mégalomanie, la frénésie de la faim, de la solitude, de la passion et de la lassitude, associées au désir de mourir, pour établir un parallèle (les conclusions resteront confidentielles) non entre le personnage du récit et divers scandales de la vie de l'auteur, mais entre le héros de l'histoire et votre ego intime, dangereux, misérable, dément et criminel, la terrifiante créature que vous enfermez au secret pour que personne n'en soupçonne jamais l'existence, ni vos parents, ni ceux que vous aimez, de peur qu'ils ne s'écartent de vous avec effroi, comme si vous étiez un monstre- et quand vous lisez le récit de Raskolnikov, en supposant que vous ne soyez pas un lecteur cancanier, mais un bon lecteur, vous pourriez l'entraîner dans vos caves, vos labyrinthes obscurs, derrière les barreaux, au fond du cachot, pour lui faire rencontrer vos monstres les plus ignominieux, confronter les démons dostoïevskiens avec les vôtres que, dans la vie normale, vous ne pourrez jamais comparer à quoi que ce soit, puisqu'il vous sera impossible d'en parler à quiconque, pas même au lit, en le sussurant à l'oreille de celui ou celle qui partage vos nuits, au risque qu'il, ou elle, ne s'empare du drap pour s'en couvrir et s'enfuir en poussant des cris d'orfraie.
Voilà comment Raskolnikov pourrait atténuer un tantinet la turpitude et l'isolement dans lequel chacun tient son prisonnier intérieur, sa vie durant. Les livres auraient donc le pouvoir de vous consoler un peu de vos terribles secrets; pas seulement vous, mon vieux, mais nous aussi qui sommes dans le même bateau; personne n'est une île, mais plutôt une presqu'île, une péninsule, cernée presque de toutes parts par des eaux noires et rattachées aux autres presqu'île par un seul côté. Voici ce que Rico Danon, dans Seule la Mer, pense du mystérieux homme des neiges vivant dans l'Himalaya :
L'enfant né d'une femme porte ses parents sur ses épaules. Non, pas sur ses épaules.
En lui. Toute sa vie, il sera condamné à les porter, eux et les légions de leurs parents,
les parents de leurs parents, une poupée russe, grosse jusqu'à la dernière génération.
Où qu'il aille , il porte ses parents, il les porte en se couchant, en se levant, s'il vagabonde au loin ou s'il reste en place. Nuit après nuit, il partage son lit avec son père et sa couche avec sa mère jusqu'à ce que son heure arrive.


Ne demandez pas si ce sont des faits réels. Si c'est ce qui se passe dans la vie de l'auteur. Posez-vous la question. Sur vous-même. Quant à la réponse, gardez la pour vous."

Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres, ch5

L'Eyre.




photo de Luciole
Glisser sur l'eau sans autre bruit que le bruit de l'eau, c'est le but que je me suis fixée.L'eau mordorée, à peine troublée par ma pagaie, m'entraîne à sa suite, à sa fuite. Ce monde n'est que vert, de fougères longues et sèches, de fougères aquatiques rondes et géantes, de feuillus aux feuilles rondes, aux feuilles longues, aux feuilles dentelées, aux feuilles simples et composées, et j'ignore jusqu'au nom des arbres qui les portent. Les pins, eux, dans ce pays dont ils sont le symbole, se tiennent loin du fleuve, comme incongrus soudain, étrangers, si jeunes, nés du caprice d'un empereur d'opérette. Les maîtres sont ici les chênes. Tout au long de ma course, je défile devant eux, captivants, vieux, immenses, ils surplombent le lit, et la masse de leur tronc gris s'élève jusqu'à la voûte verte à la limite du ciel. Certains, tout près, effleurent, embrassent la rivière. Dans un élan irrésistible, ils se penchent, certains à peine. D'autres l'effleurent déjà de leurs feuilles, de leurs branches, jusqu'à s'effondrer en elle, tôt au tard, chargés d'années, sans pour autant mourir encore. Parfois je distingue au loin un mouvement saccadé, comme incantatoire, provenant d'une silhouette maigre, ratatinée, qui indispose brusquement. Plus je me rapproche, plus j'aperçois que cette agitation est rythmée. C'est un reste, le squelette d'un de ces arbres abattus, qui fiché dans le sable, scande encore comme une mélodie de regret, d'amertume, de chagrin, condamné jusqu'à l'éternité de la prochaine crue, de l'incertaine vague qui le transformera en bois flotté tout à fait mort. Soudain, un héron fuit, soucieux de ma présence, pour se poser plus loin sur une souche qui affleure; il ne comprend pas mon glissement sur l'eau, je le surprends ainsi plusieurs fois à ouvrir ses grandes ailes grises. Et puis sur la droite, derrière un buisson, un froufrou de feuilles, une petite queue, de grosses fesses au dessous de la silhouette des oreilles, aussitôt un galop presque imperceptible dans le sable. De temps à autre, je m'allonge complètement dans le bateau et regarde défiler, comme le soldat mort dans "Histoire d'Adrien", les trouées de bleu par les feuilles. Ephémères. Ce monde-là n'est que vert.

3.5.06

Souvenirs de petite bouche, 3.


illustration de Claire Cour

Petit Lu.

Il fallait d'abord ouvrir le paquet. Il était rouge et blanc, avec le dessin du petit Lu. Il y avait une languette rouge qu'il fallait tirer pour obtenir un bracelet blanc. Il y avait toujours un carré de papier ondulé avec des petits tubes qui barrait l'entrée. Quand on croquait dans le biscuit, il ne fallait pas se tromper : d'abord, il fallait mordre le golfe d'Aquitaine sans casser la Bretagne et le Finistère. Puis il fallait croquer la Manche, les Ardennes et le Jura suisse. La Méditerranée, c'était facile parce que je la connaissais bien. Souvent le biscuit se cassait pour la Manche ou pour les Ardennes, et il fallait recommencer. C'était beaucoup plus difficile que de manger d'un coup la couche de confiture des biscuits Trois-Chatons; mais je ne sais pas si c'était plus facile que de décoller le premier étage du BN sans le casser pour arracher le chocolat avec les dents. En tout cas, on n'y arrivait jamais du premier coup.
Chez Marie-Hélène, il y avait aussi des biscuits, mais c'étaient des Petits Bruns. Ce n'était pas bon du tout, et on ne pouvait même pas faire la carte de France.
L'autre jour, des amis ont ouvert pour le thé un paquet de petits Lu. Je n'en avais pas vu depuis une éternité. La première chose que j'ai faite, c'est de croquer le golfe de Gascogne. Le biscuit se casse en deux. Deuxième essai, le biscuit se fracasse, mes amis vont se demander ce que je fabrique. On a du changer la composition et rendre la pâte friable... Jamais deux sans trois... patatras ! Fini la carte de France et la gastronomie ? Et oui, j'ai deviné et c'est irrémédiable : ma bouche a trop grandi, mes mâchoires se sont écartées, mes dents de sagesse ont poussé... Il me faudrait un grand Lu, de la taille de ceux en céramique dont on fait des dessous de plat pour les touristes, à Nantes...

Réincarnation

"Des livres, en revanche,on en avait à profusion, les murs en étaient tapissés, dans le couloir, la cuisine, l'entrée, sur les rebords des fenêtres, que sais-je encore ? Il y en avait des milliers, dans tous les coins de la maison. On aurait dit que les gens allaient et venaient, naissaient et mourraient, mais que les livres étaient éternels. Enfant, j'espérais devenir un livre quand je serai grand. Pas un écrivain, un livre : les hommes se font tuer comme des fourmis. Les écrivains aussi. Mais un livre, même si on le détruisait méthodiquement, il en subsisterait toujours quelque part un exemplaire qui ressusciterait sur une étagère, au fond d'un rayonnage dans quelque bibliothèque perdue, à Rykjavik, Valladolid ou Vancouver."
Amos Oz, in Une histoire d'amour et de ténèbres.

29.4.06

Les dessous chics

C'est ne rien dévoiler du tout
se dire que lorsqu'on est à bout
c'est tabou

les dessous chics
c'est une jarretelle qui claque
dans la tête comme une paire de claques

les dessous chics
ce sont des contrats résiliés
qui comme des bas résilles
ont filé

les dessous chics
c'est la pudeur des sentiments
maquillés outrageusement
rouge sang

les dessous chics
c'est se garder au fond de soi
fragile comme un bas de soie

les dessous chics
c'est des dentelles et des rubans
d'amertume sur un paravent
désolant

les dessous chics
ce serait comme un talon aiguille
qui transpercerait le cœur des filles

Echos, 2

"Personne n'avait à le savoir. Cela serait un autre temps. Ce temps serait vécu par une autre femme. Il se situerait dans un autre monde. Il ouvrirait une autre vie.


... elles étaient entrées à l'intérieur de la ferme et elles avaient bu un verre de vin cuit en y trempant des biscuits au sucre et en racontant leurs vies respectives, malheureuses, les hommes égoïstes, libidineux, autoritaires, peureux , misérables. Elles évoquaient les bonheurs qui vieillissaient comme les corps.


-...Au téléphone il pleurait. C'était une histoire très triste à écouter
-Ca lui fera des yeux brillants...Avec des yeux brillants, il examinera avec plus de soin le fond de sa vie.


On dit que la toile selon son étendue, sa forme, sa solidité, ses leurres, sa beauté, au tout dernier moment tisse l'araignée qui lui est nécessaire.


L'envie que l'autre a de soi inventa un règne dont la disparition l'emplit de douleur.


Il y a un plaisir non pas d'être seule mais d'être capable de l'être.
O Oh How I"



Pascal Quignard in Villa Amalia

28.4.06

Apesanteur

"Survint un état d'apesanteur.
Etrange état où le corps s'éloigne légèrement de lui-même. Où tout s'assèche dans le monde interne.
Où la lucidité ou du moins le vide commence à se mouvoir dans l'espace du crâne.
Où, si la souffrance persiste, elle fait moins souffrir.
Où au moins la souffrance fait souffrir d'un peu plus loin à partir de corps lui-même."

Pascal Quignard in Villa Amalia

Souvenirs de petite bouche, Quignard

Même époque, même souvenir

"Au terme du déjeuner du dimanche 11 janvier, Madame Hildenstein apprit à sa fille âgée de quarante-sept ans qu'il n'était plus question, lorsqu'on coupait le roquefort, qu'elle prît toute la moisissure.
-La moindre des choses, ma petite, est que chacun prenne sa part de blanc.
Elle avait froncé le front.
Alors ses yeux bretons étaient devenus bleu intense.
Bleus comme la peau d'un requin."

Pascal Quignard in Villa Amalia