2.9.22

Os du crâne (5) : des odeurs

 " (...) et la pièce s'emplit brusquement d'un parfum inconnu, pareil à une averse printanière arrosant les feuilles de marjolaine et de thym blanc.

Béni soit l'odorat, car la mémoire olfactive l'emporte sur les autres. Maudite soit la langue qui ne dispose pas des qualificatifs requis. Les autres sens possèdent le bleu, le flou, le bon, le salé, la voix d'un ténor et le rugueux. Les odeurs n'ayant ni termes ni noms, comme la douleur, elles sont forcées de recourir à des mots d'emprunt, de se souvenir et de se comparer : à des souffrances et des senteurs antérieures, des mots désuets dont les sons mystérieux suscitent en moi une trompeuse impression d'exactitude. Je puise la myrrhe, le nard, la gomme adragante, le ladanum et surtout l'aloès, lesquels n'existent que pour me permettre de prédire l'avenir. Une définition pouvant palier l'absence de substantif, je me bornerai à dire que l'aloès est une plante aromatique citée dans la Bible. Par métaphore, il désigne l'odeur qu'exhalent les reins d'une grande jeune femme aux cheveux emmêlés, enlaçant un jeune garçon à qui elle a sauvé la vie et dont elle vient de raser la tête, pendant qu'elle se touche et l'enduit de sa substance.

Y a-t-il au monde une langue ayant un terme capable d'exprimer cela ? Si oui, je la fais mienne. S'il existe un peuple qui la parle, c'est le mien, son Dieu est mon Dieu, sa terre, la mienne. Mais la langue de mon peuple n'a pas de mots pour dire la mémoire, la folie, la bêtise (...)

Meïr Shalev, Fontanelle, ch.7 ed. Gallimard

1.9.22

Os du crâne (4) : du rasoir

 "Le rasoir me fascinait par sa légèreté, son efficacité, sa simplicité. Le gendre m'affirma qu'un couteau -un rasoir, sauf le respect que je lui dois, appartient à cette catégorie - fut le premier outil destiné à soutenir la main de l'homme. Il décréta aussi que décupler sa force était légitime pour pallier à la carence des lois naturelles, et il m'énuméra les différentes sortes de couteaux - ceux qui coupent, percent, rasent, fendent, tranchent, piquent, découpent. En l'écoutant parler, je déambulais dans ce petit champ de mots que je n'avais pas semé et qui poussait spontanément autour de moi. 

Meïr Shalev, Fontanelle, ch.3, p279, ed. Gallimard