1. J'aime ce portrait. Ca pourrait être moi, finalement
2. Loin du Tour de France, un peu de silence des montagnes
1. J'aime ce portrait. Ca pourrait être moi, finalement
2. Loin du Tour de France, un peu de silence des montagnes
Dans la plupart des enterrements, il y a une ou plusieurs photos. Ces photos sont choisies par les survivants. Celles que l'on a sous la main ou plutôt celles que l'on a minutieusement sélectionnées ? Le spectateur, lui, ne sait pas. Il suppute. Parfois il se rappelle du lieu de la photo, de l'époque de la photo, et cela l'émeut, le renvoie à lui même, à la perte, à sa propre mort ...
Certains disparus ont des biographes : à leur mort, ceux-ci écrivent en leur souvenir leurs souvenirs. Et parfois l'on apprend des choses que l'on ne savait pas du tout sur la personne. Que l'on aurait pu ne pas savoir. Que l'on n'aurait pas voulu savoir ... Dont on aimerait savoir plus ...
J'ai vécu avec quelqu'un pendant trente ans. Je savais tout de lui. Cela ne m'a servi à rien le jour où il m'a plantée là.
Je vis avec quelqu'un depuis treize ans jour pour jour, je ne sais rien de lui, pas même sa couleur préférée. Cela me convient. C'est bien ainsi.
Pourtant, au jour de mes obsèques, que restera t-il de mon parcours de vie, et particulièrement de ces trente années bien remplies de seize à quarante-six ans ? Ma fille se souvient sans doute des dernières, et des suivantes si douloureuses qu'elles ont pulvérisé les souvenirs, surtout les bons. Moi-même j'ai scotomisé pas mal de mon passé pour aller de l'avant. Autour de moi la Grande Faucheuse sévit; ainsi de mon petit mariage de 1978 à la Mairie de Nice, depuis quinze jours, tous les témoins sont morts. Pour enrichir le tout, on a fait de moi un personnage mauvais, dans de mauvais ouvrages dont ceux qui survivront au pilon stagneront sur des étagères. Daniel Mendelsohn dit dans les disparus :"Etre en vie, c'est avoir une histoire à raconter. Etre en vie, c'est précisément être le héros, le centre de l'histoire de toute une vie. Lorsque vous n'êtes rien de plus qu'un personnage mineur dans l'histoire d'un autre, cela signifie que vous êtes véritablement mort." Ces morts de l'été, cette lecture, un signe, le déclic : il me vient un devoir d'écriture. Seule en mesure de le faire, je veux me souvenir et l'écrire. Le souvenir des belles choses. Des belles choses seulement. En ces trente ans de vie commune, elles ont constitué mes jours, elles m'ont façonnée, car j'avais seize ans quand elle a commencé. Si ce couple n'est plus, il a bien existé, il a été heureux et moi à l'intérieur et de cette lumière est née aussi celle que je suis, jour après jour et que je n'ai pas trahie.
Alors, commençons ...
"Mais si vous n'aviez pas de photos de votre mère ou de qui que ce fût de votre famille - ou encore de vous même avant un certain âge ? Comment expliqueriez-vous à quoi vous, elle ou ils ressemblaient ? Je n'avais jamais vraiment pensé à tout cela avant de parler à Meg Grossbard, ce dimanche après-midi-là, et de comprendre combien j'avais été désinvolte, irréfléchi même, traversant le monde entier pour parler avec ces survivants, qui avaient survécu avec rien d'autre, littéralement, qu'eux-mêmes et exhibant la riche collection de photos que ma famille avait conservées depuis des années, toutes ces photos que j'avais contemplées et qui, plus tard, m'avaient fait rêver pendant que je grandissais, les images de ces visages qui n'avaient pas véritablement de valeur émotionnelle pour moi; mais le pouvoir, soudain, de rappeler aux gens à qui je les montrais à présent la vie et le monde auxquels ils avaient été arrachés, il y a si longtemps. Comme j'étais idiot et insensible. Au moment ou madame Grossbard avait dit C'étaient ses parents , je m'étais rendu compte qu'elle ne se contentait pas de confirmer l'identité des gens sur la photo ; j'ai compris que ce qu'elle disait, c'était que, d'une certaine façon, elle posait son regard sur des visages qu'elle n'avait pas vus, qu'elle n'avait pas rêvé pouvoir revoir depuis soixante ans, des visages qui pouvaient faire remonter toute son enfance. C'étaient les parents de mon amie. J'ai imaginé à quel point cela devait lui paraître injuste de voir un jeune Américain rentrer dans sa vie, tout à coup, et distribuer des photos de gens qu'il n'avait jamais connu comme si c'étaient des cartes à jouer, et lui demandait dans choisir une, la photo des parents de son amie, quand elle n'avait même pas la photo de ses propres parents à regarder."
Les Disparus, Daniel Mendelsohn, ed. J'ai lu p334
Comme s'il ne suffisait pas d'aller à des enterrements, pour alimenter mon syndrome de stress post traumatique ou pour le shunter par overdose, j'ai entrepris cet été de lire les Disparus de Daniel Mendelsohn. Ainsi, pendant la demie-conscience qui précède le sommeil, juste après avoir terminé un chapitre, je peux sans culpabilité laisser libre cours à mes pensées tordues. J'ose m'avouer que ces familles veuves m'énervent, elles qui ne connaissent pas leur chance. La chance de pleurer un être aimé dont on peut mettre pour un instant tous les démérites en standby, tout cela parce que la séparation est soudaine d'une vie dont la violence de l'épreuve a rapproché les liens et les sentiments. La chance d'avoir préparé les cérémonies d'au revoir jusque dans les détails des chansons désuètes et des arrangements floraux qui font que je suis rentrée chez moi avec mon bouquet non conforme (au fond c'est assez bien, il est joli chez moi comme autel provisoire et il résiste paradoxalement très bien à la chaleur caniculaire). Comme j'en suis à la partie du livre sur la Shoah par balles, je peux jouir complaisamment de parallèles faciles.
Mais qu'en ont-ils à faire les gens éplorés, de toutes les horreurs que ces lointains non-ancêtres ont vécues avant de mourir sans cérémonies ni plus personne pour les pleurer.
C'est mon complexe de divorcée, ce terme affreux, qui toujours me ramène à la réalité du monde : personne ne plaint trop longtemps les Ariane ou les Didon. Il n'y a que dans la littérature qu'elles paraissent vaguement romantiques et pourront mourir d'amour sans être couvertes de ridicule, et pas seulement par celui bien vivant qui les a abandonnées sur le rivage.
Les nouveaux veufs sont trop jeunes encore pour comprendre le luxe et la joie de pleurer l'être aimé sans arrière-pensée au milieu de la considération générale.
Moi aussi j'en ai des chansons
Une de mes occupations de l'été, c'est aller à des enterrements. Des enterrements e-speciaux de gens que je connais depuis longtemps et pas vraiment en âge de mourir, ou de moins on ne l'imaginait pas du tout pour eux avant très très longtemps, et c'est à qui partira le plus vite. Cet après-midi, un vrai casse-tête : comment s'habiller. En téléphonant au lieu de la cérémonie, j'ai confirmation d'une partie de mes choix, par une demande de la famille : aucune couleur sombre. Ce détail trivial n'en est pas un pourtant. Je connais C. depuis le CM1, et je sais d'elle que s'habiller est une question d'importance et de joie de vivre ; sur chaque photo de classe elle figure en jolie tenue, ma fille dirait "fashioned". Elégante mais d'une fraîcheur sans pareille, et sans doute inégalable sauf par Suzie Morgenstern. Dans ma cave, dans le coffre au trésor des souvenirs de ma fille, doit être soigneusement plié son cadeau pour la naissance, un des rares que j'ai gardés : une combinaison à rayures à collerette marguerite et pieds souris. C'est une idée, je m'en vais retourner au marché chercher un grand bouquet de marguerites, assorti à ma robe ...