11.12.12

Chroniques de l'oiseau à ressort (5) : arête en travers


"Cette nuit-là, allongé dans le noir auprès de Kumiko, je me demandai, en regardant le plafond, ce que je savais réellement de cette femme. Ma montre indiquait deux heures du matin. Kumiko dormait profondément. Moi, dans l'obscurité, je songeais aux mouchoirs bleus, au papier de toilette à fleurs, et au sauté de bœuf aux poivrons. Comment avais-je pu vivre en ignorant qu'elle ne supportait aucune de ces trois choses ? Certes, il s'agissait de détails parfaitement oiseux et, d'ordinaire, j'en aurais ri. Il n'y avait pas de quoi en faire tout un plat. D'ici quelques jours on aurait oublié tous les deux cet incident ridicule.
Pourtant, ça me tracassait étrangement. Ca me gênait comme une arête de poisson coincée dans la gorge. Ca aurait pu être fatal, me disais-je. C'était peut-être le début de quelque chose de bien plus grave et qui serait vraiment fatal. C'était une porte. Une porte derrière laquelle s'étendait le monde d'une Kumiko que je ne connaissais pas. J'imaginai une pièce toute sombre. Je me promenais dans cette pièce seulement armé d'un minuscule briquet, qui ne me permettait pas d'en voir qu'une infime partie. Est-ce que j'arriverais un jour à la distinguer en entier ? Ou est-ce que je vieillirais, puis mourrais sans en avoir fait le tour ? Si tel était le cas, quel sens avait la vie conjugale ? Quel sens avait ma vie si je vivais et partageais le lit d'une inconnue ? "
Chroniques de l'oiseau à ressort, MURAKAMI Haruki, première partie La pie voleuse, ch2 Pleine lune et éclipse solaire; les chevaux qui meurent dans les granges.

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