"Pendant des années, les livres étaient notre préoccupation principale et voici que nous avons été brutalement séparés d'eux. Comme il est étrange que nous nous soyons si vite habitués à vivre sans livres. Parfois, dans l'après-midi, j'ai la sensation d'un livre dans les mains, à l'heure où j'avais l'habitude de m'installer dans un fauteuil. J'avais dévoré Crime et Châtiment avant qu'on l'étudie en classe. Chaque phrase m'avait emporté avec la puissance d'un torrent. A présent, non seulement les livres ont disparu, mais les cahiers, stylos, crayons, comme si on nous avait ôté notre intériorité. Sans le petit Livre des Psaumes qu'un combattant a emporté, nous n'aurions plus aucun contact physique avec le monde dans lequel nous vivions hier encore.
Livres, livres, où êtes-vous ? Avez-vous seulement existé ? Ce n'est jamais une voix solitaire qui pose ces questions à mes oreilles, mais une rumeur collective qui s'élève du plus profond de nous-mêmes. L'absence des livres, voilà ce qui détermine la différence entre nos vies d'avant et celles d'aujourd'hui. Un combattant, jeune homme sensible à l'ironie dissimulée aux coins des lèvres, a formulé les choses ainsi : " Nous sommes retournés à la nature. Dans deux ou trois mots, nous ressemblerons à l'homme préhistorique, nous cesserons de parler pour miauler, rugir ou aboyer, et c'est peut-être mieux au fond."
Les partisans, Aharon Appelfeld, ch.5
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