4.5.06

Oz

"On se trompe si l'on cherche le cour de l'histoire dans l'interstice entre la création et son auteur : il vaut mieux le rechercher non pas dans l'écart entre l'écrit et l'écrivain, mais entre l'écrit et le lecteur.
...
En d'autres termes la distance que le bon lecteur choisit d'instaurer pendant la lecture n'est pas celle existant entre l'écrit et le narrateur, mais entre l'écrit et vous même : non pas, "Dostoïevski a-t-il vraiment assassiné et dépouillé des veuves âgées lorsqu'il était étudiant ?", mais vous, lecteur, qui vous mettez à la place de Raskolnikov pour ressentir l'horreur, le désespoir, la détresse pernicieuse, combinée à un orgueil napoléonien, la mégalomanie, la frénésie de la faim, de la solitude, de la passion et de la lassitude, associées au désir de mourir, pour établir un parallèle (les conclusions resteront confidentielles) non entre le personnage du récit et divers scandales de la vie de l'auteur, mais entre le héros de l'histoire et votre ego intime, dangereux, misérable, dément et criminel, la terrifiante créature que vous enfermez au secret pour que personne n'en soupçonne jamais l'existence, ni vos parents, ni ceux que vous aimez, de peur qu'ils ne s'écartent de vous avec effroi, comme si vous étiez un monstre- et quand vous lisez le récit de Raskolnikov, en supposant que vous ne soyez pas un lecteur cancanier, mais un bon lecteur, vous pourriez l'entraîner dans vos caves, vos labyrinthes obscurs, derrière les barreaux, au fond du cachot, pour lui faire rencontrer vos monstres les plus ignominieux, confronter les démons dostoïevskiens avec les vôtres que, dans la vie normale, vous ne pourrez jamais comparer à quoi que ce soit, puisqu'il vous sera impossible d'en parler à quiconque, pas même au lit, en le sussurant à l'oreille de celui ou celle qui partage vos nuits, au risque qu'il, ou elle, ne s'empare du drap pour s'en couvrir et s'enfuir en poussant des cris d'orfraie.
Voilà comment Raskolnikov pourrait atténuer un tantinet la turpitude et l'isolement dans lequel chacun tient son prisonnier intérieur, sa vie durant. Les livres auraient donc le pouvoir de vous consoler un peu de vos terribles secrets; pas seulement vous, mon vieux, mais nous aussi qui sommes dans le même bateau; personne n'est une île, mais plutôt une presqu'île, une péninsule, cernée presque de toutes parts par des eaux noires et rattachées aux autres presqu'île par un seul côté. Voici ce que Rico Danon, dans Seule la Mer, pense du mystérieux homme des neiges vivant dans l'Himalaya :
L'enfant né d'une femme porte ses parents sur ses épaules. Non, pas sur ses épaules.
En lui. Toute sa vie, il sera condamné à les porter, eux et les légions de leurs parents,
les parents de leurs parents, une poupée russe, grosse jusqu'à la dernière génération.
Où qu'il aille , il porte ses parents, il les porte en se couchant, en se levant, s'il vagabonde au loin ou s'il reste en place. Nuit après nuit, il partage son lit avec son père et sa couche avec sa mère jusqu'à ce que son heure arrive.


Ne demandez pas si ce sont des faits réels. Si c'est ce qui se passe dans la vie de l'auteur. Posez-vous la question. Sur vous-même. Quant à la réponse, gardez la pour vous."

Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres, ch5

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