4.5.06
L'Eyre.
photo de Luciole
Glisser sur l'eau sans autre bruit que le bruit de l'eau, c'est le but que je me suis fixée.L'eau mordorée, à peine troublée par ma pagaie, m'entraîne à sa suite, à sa fuite. Ce monde n'est que vert, de fougères longues et sèches, de fougères aquatiques rondes et géantes, de feuillus aux feuilles rondes, aux feuilles longues, aux feuilles dentelées, aux feuilles simples et composées, et j'ignore jusqu'au nom des arbres qui les portent. Les pins, eux, dans ce pays dont ils sont le symbole, se tiennent loin du fleuve, comme incongrus soudain, étrangers, si jeunes, nés du caprice d'un empereur d'opérette. Les maîtres sont ici les chênes. Tout au long de ma course, je défile devant eux, captivants, vieux, immenses, ils surplombent le lit, et la masse de leur tronc gris s'élève jusqu'à la voûte verte à la limite du ciel. Certains, tout près, effleurent, embrassent la rivière. Dans un élan irrésistible, ils se penchent, certains à peine. D'autres l'effleurent déjà de leurs feuilles, de leurs branches, jusqu'à s'effondrer en elle, tôt au tard, chargés d'années, sans pour autant mourir encore. Parfois je distingue au loin un mouvement saccadé, comme incantatoire, provenant d'une silhouette maigre, ratatinée, qui indispose brusquement. Plus je me rapproche, plus j'aperçois que cette agitation est rythmée. C'est un reste, le squelette d'un de ces arbres abattus, qui fiché dans le sable, scande encore comme une mélodie de regret, d'amertume, de chagrin, condamné jusqu'à l'éternité de la prochaine crue, de l'incertaine vague qui le transformera en bois flotté tout à fait mort. Soudain, un héron fuit, soucieux de ma présence, pour se poser plus loin sur une souche qui affleure; il ne comprend pas mon glissement sur l'eau, je le surprends ainsi plusieurs fois à ouvrir ses grandes ailes grises. Et puis sur la droite, derrière un buisson, un froufrou de feuilles, une petite queue, de grosses fesses au dessous de la silhouette des oreilles, aussitôt un galop presque imperceptible dans le sable. De temps à autre, je m'allonge complètement dans le bateau et regarde défiler, comme le soldat mort dans "Histoire d'Adrien", les trouées de bleu par les feuilles. Ephémères. Ce monde-là n'est que vert.
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D'où cela revient-il, si ce n'est pas du rêve?
RépondreSupprimerA quel moment de ta vie as-tu été assez jeune pour écrire cela comme en toute innocence?
Ou est-ce qu'il t'arrive d'être encore aussi jeune?
Ce pourrait être en revenant du cinéma, si tu avais vu (ou revu) La nuit du chasseur.
Ou un film de Robert Flaherty de 1948, Louisiana story.
Juste avant la naissance de ma fille Léa, puis trois années durant, j'ai passé l'été au cœur de la forêt des Landes, dans un "quartier" où ne passaient que hérissons et chevreuils, et où l'on entendait au loin un corniste entraîner sa meute. C'est la maison secondaire que nous prêtait mon ami écrivain et éditeur lui aussi aux identités multiples (William Blake, Jean Michel Michelena ou simplement Jean Paul Michel). Elle était juste a côté de l'Eyre, là où était ancrée mon kayak. j'ai descendu l'Eyre par étapes, depuis son chenal étroit jusqu'à son arrivée à l'océan.
RépondreSupprimerC'ést une version rasereinéee de la nuit du chasseur (qui a terrorisé mon enfance). Plutôt celle d'Histoire d'Adrien, le film de que je cite, ce jeune soldat mort en quatorze qui retourne en dormeur du val vers la Dordogne de son enfance.
C'est ainsi que je vis le monde. Est-ce une vision "jeune", je n'en sais rien. C'est ainsi que je traverse la vie, et je n'ai pas l'impression d'avoir beaucoup changé, je me sens à la fois très vieille de la vieillesse de la rivière, et à la fois très jeune de celle du héron.
Cetaines personnes le supportent mal et voit comme une espèce de "punition" ou de retour légitime de l'ordre dans le drame de la perte que je vis actuellement (cela va faire un an après demain...) Mais c'est ainsi et si j'ai beaucoup morflée et changé le trajet de ma vie, j'ai l'impression de ne rien avoir trahi de cet état de vieille jeunesse, et d'avoir su préserver ce qui me constitue...