27.7.22

Os du crâne (2) : balisage

 "J'aime aussi le chemin des mots, ceux qui vous entortillent à force de séductions et de circonvolutions, se définissant comme ceci ou comme cela pour finir par vous induire en erreur ou pas, vous égarer au point de ne plus distinguer les associations réductrices des abîmes de la mémoire. Je m'y engage, un pot de peinture et un pinceau à la main, pour les baliser à l'intention de mes enfants, leur esquisser la topographie familiale apprise de mon père - avec ces citernes, ses ravins, ses coupoles secrètes, ses courbes de niveau espacées ou resserrées- afin qu'ils puissent reconnaître les dénivelés, et je sème de vastes champs de mots pour qu'ils s'y brûlent en hurlant. "

Meir SHALEV, Fontanelle, ch.1, Le voyage, p107, ed. Gallimard

26.7.22

Os du crâne (1) : avertissement au lecteur

Le lecteur avisé, comme celui qui ne l'est pas d'ailleurs, comprendra qu'il ne doit pas s'attendre à ce que je gaspille ma salive ni ma semence pour lui. 

Maintenant que tout est clair, je peux commencer mon histoire. Le lecteur qui se fourvoiera dans le sillon de ce que je m'apprête à creuser ferait bien de revenir en arrière, à ce chapitre précis, afin de s'y reconnaître, remettre les pendules à l'heure et retourner sur la bonne voie. S'il n'a pas envie de rebrousser chemin, il n'a qu'à me laisser tomber et prendre un autre livre, plus facile et plus palpitant. Peut-être même aurait-il intérêt à abandonner sa lecture pour câliner son amie. Et si d'aventure le lecteur était une lectrice, elle peut toujours délaisser mon livre et cajoler son homme.

Une question se pose toutefois : que fera le lecteur dont le lit est vide ? A celà je répondrai par une autre question : son lit est-il vraiment désert ou vide d'amour, comme le mien, même s'il le partage avec quelqu'un ?

Meïr SHALEV, Fontanelle, Prologue p27, ed. Gallimard

19.7.22

Aube de plage

 



Comme tous les matins, nous avons pris la voiture sitôt levés, et avons pris la première place disponible sur la Promenade des Anglais. 
A notre arrivée, un goéland était couché sur la plage et un cormoran chassait à deux mètres du rivage. La présence d’un tout petit cours d’eau et celle de petits poissons dès que j’eus mis la tête sous l’eau semblait expliquer cette présence bizarre. Le cormoran sauta sur les rochers brise-tempête et le goéland s’envola plus loin, rasant les galets. La mer était parfaitement lisse, et fraîche, et transparente. S’allonger et faire la planche c’était rentrer dans le parfait silence du matin. Puis, un curieux chassa le cormoran de ses rochers. Un grand échalas, entre Jésus-Christ superstar et sannyasin, explora longtemps les galets pour trouver sa place, puis pour se déshabiller, rentra dans l’eau en caleçon blanc et nagea longuement, s’arrêtant de temps en autre pour psalmodier des textes compréhensibles de lui seul. Un couple surgit du large : en sortant de l’eau, on put constater qu’elle avait vingt ans de plus que lui, qu’ils étaient amants, et qu’ils portaient la même technologie : maillot de compétition, pochettes aux contenants inconnus, chronomètre au poignet dont elle semblait contrariée à la lecture de sa performance ; ils sortirent se sécher et elle paraissait très grande et très masculine de dos. Peu à peu, les gens arrivaient et remplissaient l’espace libre, se rapprochant dangereusement de ma zone de confort ; le plus terrible est que l’on pouvait alors entendre leur conversation, qui rappelait que la moitié de la population a voté Rassemblement National et une autre France Insoumise. Il est temps de quitter les lieux.