29.4.24

Chakoul (2) : compte à rebours


 

L'été où ma fille a commencé à ne plus me voir j'ai perdu une amie d'enfance. J'ai regardé sur mes photos de classe et c'est au CM1 que nous avons commencé à cheminer côte à côte. Puis au collège. Je n'étais pas vraiment dans sa sphère immédiate mais nous avions des amies communes. Ou plutôt j'avais des amies communes. Car tout le monde voulait être amie avec elle, maintenant on dirait qu'elle est très populaire : une beauté insolite, la fraîcheur même, avec des grandes boucles et une taille épaisse, ce qui n'était pas dans le canon de l'époque, mais si fraîche; elle était fraîche des pieds à la tête, dans tous ses accessoires, dans chaque recoin de sa chambre puis de sa maison, c'était la revue 100 idées à chaque image. Elle était toujours gaie, toujours pétillante. Mais il y avait toujours une distance avec elle, j'arrivais à l'attraper une fois tous les deux ans peut-être, puis elle avait toujours autre chose à faire, mais très polie, toujours gaiement. Je me souviens lui avoir réappris à poser la division quand elle a passé le concours d'instits, et elle est devenue bien sûr un maître-formateur très populaire, adorée des adultes et des enfants, avec tout plein d'idées pédagogiques délicieuses. 

Et puis soudain, un an avant de prendre sa retraite, elle est morte. En dix jours. Un ami me prévient le lundi qu'elle vient d'être diagnostiquée après une fatigue chronique, et qu'elle va mourir. El le jeudi en huit on l'enterrait, ou plutôt on la crémationnait. Même à la cérémonie, il y avait un dresscode de bouquet que je n'avais pas su, j'ai donc été recalée et j'ai gardé pour moi mon joli bouquet de fleurs de mariée, j'ai pensé à la chanson de Brassens "avec mon p'tit bouquet ..."

Et je me dis, que ferai-je si c'était moi ? Partir discrètement, sans se revoir ? Finalement, ça ne changerait pas grand chose, surtout pour moi. Cela en vaudrait-il la peine ? Est-ce mon côté sadique qui me sussure cela, un désir de vengeance qui n'ose s'exprimer ? Que pourrait-on rattraper en dix jours ? 

Il faudrait toujours vivre en se disant qu'il ne nous reste que dix jours. Trouver ce qu'il est important de faire, de régler avant la fin, de prendre le temps d'apprécier, de ne pas avoir à regretter ...

26.4.24

Chakoul (1) : Ouverture


 
Il n'existe pas de mot en français pour dire qu'on est orphelin de son enfant. Comme si cela était inenvisageable de fixer cela en un mot. Il n'existe pas non plus d'expression pour dire que l'on est divorcé de son enfant. Comme si cela était inenvisageable de fixer cela en une expression. Comme si cela n'était pas moralement possible. Partout, tout le temps, dans les films, les livres, la télé, on vous l'a dit et répété : on peut divorcer de son époux, pas de ses enfants ; avec les enfants c'est amour qui rime avec toujours ; c'est ce qu'on leur explique en général à ces chers petits à l'annonce de la séparation pour leur faire passer la pilule. Et d'ailleurs, un parent ne doit-il pas  rester un parent pour toujours ? pas de souvenir de la préparation du bac avec le Pélican de Musset ? 
"Pour toute nourriture il apporte son cœur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son amour sublime il berce sa douleur ;
Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur."
 Pour un enfant, la parent doit avoir toujours une disponibilité sans faille. C'est le pardon universel, le retour du fils prodigue.
Evangile selon Saint Luc :
21 Le fils lui dit : “Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils.”22 Mais le père dit à ses serviteurs : “Vite, apportez le plus beau vêtement pour l’habiller, mettez-lui une bague au doigt et des sandales aux pieds, 23 allez chercher le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, 24 car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé.” Et ils commencèrent à festoyer.
Encore faut-il en arriver là. 
En attendant, lorsque vous trouvez "comment dire dans un dîner que vos enfants ne veulent plus vous voir", il est rare que cela passe comme une lettre à la poste. Les regards deviennent gênés, confus. Pire que quand vous annoncez votre divorce. Une faute de goût. D'abord, tout de suite, on vous plaint.Ensuite, l'effroi emplit les interlocuteurs, un effroi fait d'une identification qui supplée souvent l'empathie.  Plusieurs suites possibles : 
Il y a les réconforteurs : non, ce n'est pas possible, il faut patienter, ça reviendra. 
Les conseilleurs : parle-lui, excuse-toi, ne lâche pas. 
Tous pensent certainement au fond qu'il doit y avoir quelque chose d'inavouable pour que cela soit arrivé : psychorigidité, ou tendance #metoo fond d'inceste, de maltraitance physique ou la grande explication du moment, la maltraitance psychique par perversion narcissique. 

C'est ce qui m'arrive. Je suis donc sans mot pour le dire. Avec la disparue je n'ai aucun moyen de communication, puisque les tables tournantes ne s'adressent qu'aux morts. Pas de téléphone, pas de courriel, pas d'instagram, pas d'adresse postale. Ke nada. Seul embryon de réconfort, je n'ai pas encore de procédure judiciaire contre moi non plus. 

Dans ma tête, il me reste la conclusion de la sentence de la victime
 "Mettre un trait final à cette relation, finalement, c'est plus simple"