11.5.06

le vieux chêne, version 2

Cette maison, c'était exactement ce que je recherchais. Perdue dans les vignes, sans aucun voisin ni même un bâtiment agricole à proximité, elle se tenait dans un petit coin de plateau, presque près du bord, à proximité d'un bosquet d'où s'échappait des bruits d'animaux de toute sorte. Je me sentis d'en compléter la faune et décidai de la louer. Le bail fut rapidement signé. Après quelques travaux sommaires, j'y déménageai mon atelier dans une vaste pièce du rez de chaussée et je m'y installai, impatient de retravailler.
Je commençai par un dessin resté en plan qui devait me servir d'étude pour une prochaine gravure. Il était presque terminé. C'aurait du être un travail de quelques minutes, un quart d'heure maximum. Voilà qu'une heure était passée et je n'arrivai pas à conclure. J'étais nerveux. Le changement, le nouveau lieu, rien d'inquiétant, il fallait m'y habituer. Mais, moi qui d'ordinaire crayonnais sur n'importe quel bout de table, je me sentais mal à l'aise, comme dévisagé.
Je me retournai. Dehors, il n'y avait que la campagne. Je posai mon dessin et me mis à détailler le paysage. Ce que j'avais pris pour un bosquet n'était en fait qu'un seul arbre gigantesque, un grand chêne . De la fenêtre il tenait tout le cadre. Il devait être très vieux. Son tronc était énorme, il aurait fallu être au moins trois pour l'embrasser. Les branches basses, grosses comme des troncs, composaient une large couronne noueuse . Les feuilles découpées de la frondaison me cacheraient la lune et les étoiles. Un beau sujet de gravure...
Je repris mon dessin. L'impression persistait. A force de me retourner, j'avais perdu toute concentration. Je renonçai à poursuivre plus longtemps et vins m'accouder à la fenêtre. De la ramure, on entendait toute une faune jacassante : l'arbre devait abriter des dizaines d'oiseaux, d'écureuils, de mulots, mes seuls voisins. Comme je restai là, à regarder le chêne, je réalisai que c'était l'arbre qui m'observait, me poursuivant de son attentive obstination. C'était comme si je passais un test : il fallait lui "renvoyer l'ascenseur." Je sortis un bloc de feuilles de mon meuble à papier, les craies grasses, j'installai mon siège près de la fenêtre et je commençai son portrait. Je dessinai fidèlement le tronc, la couronne de branches, les feuilles découpées jusqu'au front des étoiles. Je travaillai sans me soucier du temps, négligeant le facteur et le téléphone, mon repas et le soir qui tombait et je crois que jamais je n'eus de modèle plus attentif.
Ce fut le début d'une sorte de collaboration. Je vivais dans le calme d'un cessez-le-feu. Je ne m'approchais jamais du grand chêne. C'était comme un accord tacite entre nous. Je respectais son territoire. Le temps seul passait auprès de lui qui marquait les saisons de mon travail. Au fil des jours, il devint un des personnages principaux de mes tableaux, le sujet favori de mes gravures. Lorsque de jeunes femmes venaient poser pour moi, leur regard toujours était attiré par la fenêtre, et je recueillai pieusement la curiosité de leurs yeux captivés. Mon travail y gagnait. Mes expositions trouvaient un regain d'intérêt ainsi que mes relations avec ma galerie parisienne. Je passai tout mon temps à l'atelier.
Un matin, par le cadre de la fenêtre, je me rendis compte qu'une camionnette bleue était entrée dans le no man's land. Des hommes en sortirent, firent un relevé. Je guettai leur départ et les interceptai au bout du chemin. Ils m'annoncèrent qu'on allait installer une ligne électrique dans la zone. Non, le chêne ne serait pas coupé, le chef aimait les arbres, mais on élaguerait une partie de la couronne pour installer une armoire de relais contre le tronc.
De rage, je m'interdis de toucher à l'électricité de toute la journée. Dès le lendemain, je fis une enquête auprès du propriétaire, de la mairie, de l'EDF...Coups de téléphone, lettres, entretiens, rien n'y fit. Le tracé était définitif. Dans l'inertie générale, je n'arrivai pas à le faire modifier, même de quelques mètres. Il n'y avait plus qu'à se résigner.
Dans les jours qui suivirent, je restai à l'atelier, à préparer une exposition imminente. J'aurais eu de quoi largement la meubler de mes travaux récents. Mais je dessinai fébrilement, réalisant croquis, gravures, toiles, dans l'urgence, comme s'il me fallait gagner sur la fin prochaine du statu quo. Je partis à Paris, la voiture pleine d'œuvres à peine sèches. Le succès aidant, tournant le dos aux murs, je tentai d'oublier dans les verres à cocktail la silhouette familière en sursis.
A mon retour, rien ne s'était encore passé. Adossé à la fenêtre, je me reprochais de ne pas avoir assez questionné mon père : quand une guerre finit-elle, à la déclaration de la fin des combats ? Avant l'heure fixée, qui arrête le feu ? Y a-t-il encore des héros pour mourir à H moins une ?
Le lendemain matin, je fus réveillé par le camion rempli de ferraille. Je n'avais jamais eu l'âme héroïque. Je passai dans l'atelier quand la troupe d'ouvriers démarra les tronçonneuses. Quand ils attaquèrent le bois, j'avais déjà fermé les volets et les vitres, rentrai dans le salon et branchai mon casque sur France-Musique. Même à la fin de la journée, je ne pus me décider à aller rouvrir la fenêtre. Je partis en voyage plusieurs jours, en laissant la maison en l'état.
Je rentrai chez moi au cours d'une matinée de grand soleil. Sous la porte de l'atelier, j'entrevis un rai de lumière : la femme de ménage avait du aérer. J'en fus soulagé. En entrant, mes yeux se fixèrent sur l'encadrement de la fenêtre. Comme à l'habitude, je voyais le grand chêne, ses feuilles et ses branches si caractéristiques. Mais un grand coin de ciel apparaissait désormais à sa gauche. Les dizaines d'oiseaux, d'écureuils, de mulots semblaient avoir migré vers la base de l'arbre, vers l'armoire métallique hideuse qui cachait maintenant une grande partie du tronc. Ce n'étaient que bruits d'ailes, jacassements, cris d'alarme, que complétait le crissement des étincelles qui jaillissaient de çà- de là, présage d'un inévitable court-circuit. Puis l'air se mit à vibrer et peu à peu une spirale se forma. Elle gagna les branches basses, le feuillage, les crêtes. Pas une feuille, pas un gland n'échappa à ce tremblement qui animait l'arbre entier, l'arbre seul en un crépitement sauvage. Comme une plainte, un reproche menaçant, le tourbillon se dilatait puis se comprimait à nouveau sans perdre de sa force, contenu par un écran invisible. Tout le reste sur le plateau était parfaitement immobile, moi y compris me tenant là, à observer ce déploiement de force vaine. Depuis la fin de mon combat, j'avais agis en égoïste, en étranger. Toute complicité avait disparu.
Lorsqu'on sonna à la porte d'entrée, je pus battre en retraite. Le facteur m'apportait un recommandé de ma galerie parisienne. Une lettre embarrassée l'accompagnait, m'expliquant que toutes les dernières gravures m'étaient retournées et que les toiles me parviendraient par Sernam. On ne comprenait pas ce qui s'était passé. Je déchirai le papier de soie qui enveloppait les œuvres. Une par une, je vérifiai toutes les épreuves du chêne : les larges feuilles découpées, les branches démesurément longues, tout y était présent. Mais, à la base de l'arbre, une hideuse armoire métallique se dressait maintenant devant le tronc. Je m'emparai du compte-fils voulant observer une tache à l'angle de la porte de fer. Je pus alors y reconnaître, comme une nouvelle signature, le logo de l'entreprise publique à l'écriture manuscrite : "l'EDF, des hommes au service des hommes".

2 commentaires:

  1. La fin de la version II me semble un peu trop explicite. Mais j'aime toutes les deux.

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  2. Un peintre m'avait raconté une anectode à propos de cet arbre et m'avait "commandé" une histoire autour : j'avais écrit ce texte (la version 2). Il ne l'a pas aimé, il la trouvait trop éloignée de sa vision des choses. Je l'ai donc réécrite (la version 1 sur ce blog) mais il ne l'a pas aimé non plus. J'ai gardé les deux versions, et j'ai continué à écrire comme cela me chantait en restant fidèle à moi-même...

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