N.B. : Ce texte a été publié en 1995 au Cheval de Troie dirigé par Maurice Darmon
Ce jour que j'attendais depuis si longtemps, le voici ! Adonaï m'a envoyé le signe, béni soit-Il !
Ma première rencontre avec l'écriture est si loin derrière moi et commence par un drame : depuis ma naissance, aucune lame n'avait touché mes longues boucles brunes; elles me couvraient les épaules, descendant même jusqu'au milieu du dos. Le jour de mes trois ans, on m'avait coupé les cheveux pour la première fois. Je me vois encore pleurant à gros bouillons sur les épaules de mon père, qui dansait parmi d'autres couples à notre image. Pour calmer mes pleurs, ma mère m'avait préparé des gâteaux au miel qu'elle avait pétris pour la circonstance en forme d'aleph, de beth, de guimel... J'avais absorbé chaque lettre une à une, fasciné par ces formes, me gorgeant du suc doré qui recouvrait les hampes. Mes cheveux n'ont jamais repoussé, je porte le crâne rasé; je n'en ai pour seul souvenir que mes peyots, remisés derrière les oreilles, que je tortille régulièrement pendant l'étude.
Le lendemain, j'étais rentré à l'école. Là, on m'avait appris à nommer les lettres et à les associer. Je m'étais habitué à lire les voyelles disposées en points et traits sous les lettres. Jusqu'au jour où elles disparurent du livre : je commençais alors l'apprentissage de la lecture des rouleaux de la Torah, en hébreu sans voyelles : un texte nu, consonantique.
Je réalisais alors l'infini de la langue : sans voyelle, chaque racine de trois lettres ne produit pas un seul mot mais toute une famille : ainsi c'est moi, lecteur, qui choisis le sens des trois lettres.S P R veut-il dire livre (sefer) , nombre (sefar), ou histoire (sipour) ? Je décide selon le contexte, la tradition ...ou selon mon humeur . Mon pouvoir est immense. "Nous sommes responsables des mots" disait le rav Mao de Kremlin . J'aimais cette responsabilité, je fus séduit par ce pouvoir. Je me mis à explorer la lecture...
J'utilisais l'écriture hébraïque des chiffres au moyen de l'alphabet et la numérotation des versets et chapitres de la Torah : aleph vaut 1, beth 2, guimel 3, chaque lettre représentant un nombre... Je connaissais quelques valeurs numériques de base dont on parlait pour des mots lourds de mémoire : 86: valeur numérique d' Elohim, celle aussi de Nature; Amour a même valeur que Erad (un), 13; Adam que Geoula(libération), 45. A la Yeshiva, on n'y accordait qu'une importance relative. Mais un jour, en furetant parmi les rayonnages d'une librairie, je trouvais un livre sur la Gematria, la science des comptes dans la langue hébraïque. Je m'y plongeais avec passion.
L'étymologie grecque du mot aurait dû m'inciter à la prudence. Les hommes ne doivent pas trop compter. Ils ne doivent surtout pas se compter. David, pour avoir dénombré ses sujets, avait déclenché la grande peste. Même pour le quorum de la prière, on récite un verset de dix mots, un mot par homme, pour ne pas compter les personnes. Nos maîtres juifs se méfient de la Grèce comme de la peste, pire même, comme un fléau qui peut toujours frapper. Mais je découvrais que certains maîtres s'étaient lancés complètement dans l'aventure de la Gematria; ils avaient déjà numérisé, informatisé les principaux livres : de nouvelles interprétations se cachaient derrière chaque mot, chaque phrase. La fascination fut la plus forte; elle m'emporta.
Depuis, j'ai transcrit tous les textes que je rencontre avec les codes que j'ai appris en Gematria: je mets l'alphabet en mouvement : ainsi, je transforme la première lettre en deuxième, aleph devint beth, la deuxième en troisième, beth devient guimel... Ou bien je transforme la première lettre en dernière tav , la deuxième en avant-dernière shin... Toutes ces combinaisons composent de nouveaux nombres, de nouveaux mots, de nouveaux textes. Nuit et jour je compte les lettres, je compte les phrases, je compte les textes. L'univers même est nombre. Une phrase n'a plus aucun sens en elle-même. Je convertis tout.
Dans mes recherches, je n'accepte personne: seul, je peux mieux me concentrer. Je fuis mes compagnons de la Yeshiva. J'évite mon maître de Talmud qui me met sans cesse en garde contre les dangers de la solitude. Pendant les rares conférences, les rares cours que je suis encore, je capte chaque mot clé et calcule sa valeur, ses associations. Je m'enferme dans les bibliothèques, dans les librairies, et je déchiffre sans relâche. Je ne vois plus mes amis, ma famille. Je m'alimente à peine: je me nourris de calculs.
Ce matin, j'ai reçu la réponse et mon âme est transportée de joie. Comme souvent, j'étais assis dans la réserve d'une librairie qui m'est familière. J'étais tout entier absorbé dans la lecture du Sepher Yetsira, le Livre de la Splendeur. A l'heure du déjeuner, le libraire s'inquiéta de moi, m'invitant à partager son repas au restaurant, puis exaspéré de m'attendre et par ce qu'il prend pour des excentricités à répétition, il décida de me laisser là pendant la pause de midi. Il tira le rideau de fer pour une demi-heure, certain de me retrouver à la même place à son retour.
Mais il a perdu son pari. Quand il est revenu, il a découvert que le pan entier des livres de sa réserve s'était écroulé. Je suis là, allongé, enseveli de livres, les cervicales rompues par les lourdes étagères; les livres ne sont tombés qu'ensuite, un par un: treize volumes du Talmud, treize comme la valeur numérique d'Ehad, le Un; puis vingt six du Zohar : dernier message, double de treize et valeur numérique du tétragramme divin. J'ai compté tous les livres, un par un, à mesure qu'ils tombaient semblables à des gouttes et s'accumulaient sur mon échine.
Le libraire semblait accablé. Il a ramassé le livre d'entre mes mains et a parcouru le texte de la page :
"Les douze lettres simples avec les autres lettres, le créateur les a trouvées, découpées, multipliées, opposées, interverties. Et quelle est la façon de les permuter et de les multiplier?
Deux pierres (lettres) construisent deux maisons (mots)
Trois pierres construisent six maisons
Quatre pierres vingt maisons
Cinq pierre cent vingt maisons
Six pierres cinq mille quarante maisons
Et après cela tu peux compter jusqu'à ce que tu arrives à ce que la bouche ne peut dire, ni l'oreille entendre..."
Les craintes du sieur susnommé sont la raison de l'édition sur ce blog de ce compteur de l'être.
RépondreSupprimerCe teste m'a été inspiré à la suite d'une conférence de Rav Zemour d'Antibes. J'étais assise près d'un homme qui n'a pas arrêté de noter des mots et de faire des additions pendant toute la conférence...