9.5.06

Le vieux chêne, version 1




gravure les oiseaux d'Albert Woda



Cette maison, c'était exactement ce que je recherchais. Perdue dans les vignes, sans aucun voisin ni même un bâtiment agricole à proximité, elle se tenait dans un petit coin de plateau, presque près du bord, à proximité d'un bosquet d'où s'échappait des bruits d'animaux de toute sorte. Ma visite fut conclue par la signature du bail et après quelques travaux sommaires, j'y déménageai mon atelier dans une vaste pièce du rez de chaussée. Je m'y installai, impatient de retravailler.
Je commençai par un dessin qui devait me servir d'étude pour une prochaine gravure. Il était presque terminé. C'aurait du être un travail de quelques minutes, un quart d'heure maximum. Voilà qu'une heure était passée et je n'arrivai pas à conclure. J'étais nerveux. Le changement, le nouveau lieu, rien d'inquiétant, il fallait m'habituer. Pourtant, moi qui d'ordinaire crayonnais sur n'importe quel bout de table, je me sentais mal à l'aise, comme dévisagé. Je me retournai.
Dehors, il n'y avait que la campagne. Je posai mon dessin et me mis à détailler le paysage. Ce que j'avais pris pour un bosquet n'était en fait qu'un seul arbre gigantesque, un grand chêne . De la fenêtre il tenait tout le cadre. Il devait être très vieux. Son tronc était énorme, il aurait fallu être au moins trois pour l'embrasser. Les branches basses, grosses comme des troncs, composaient une large couronne. Les feuilles découpées de la frondaison me cacheraient la lune et les étoiles. Un beau sujet de gravure...
Je repris mon dessin. L'impression persistait. A force de me retourner, j'avais perdu toute concentration. Je renonçai à poursuivre plus longtemps et vins m'accouder à la fenêtre. De la ramure, on entendait toute une faune jacassante : l'arbre devait abriter des dizaines d'oiseaux, d'écureuils, de mulots, mes seuls voisins. Comme je restai là, à regarder le chêne, je réalisai : c'était l'arbre qui m'observait, me poursuivant de son attentive obstination. C'était comme si je passais un test : il fallait lui "renvoyer l'ascenseur." Je sortis un bloc de feuilles de mon meuble à papier, les craies grasses, j'installai mon siège près de la fenêtre et je commençai son portrait. Je dessinai fidèlement le tronc, la couronne de branches, les feuilles découpées jusqu'au front des étoiles. Je travaillai sans me soucier du temps, négligeant le facteur et le téléphone, mon repas et le soir qui tombait et je crois que jamais je n'eus de modèle plus attentif.
Ce fut le début d'une sorte de collaboration. Je vivais dans le calme d'un cessez-le-feu. Je ne m'approchais jamais du grand chêne. C'était comme un accord tacite entre nous. Je respectais son territoire. Le temps seul passait auprès de lui qui marquait les saisons de mon travail. Au fil des jours, il devint un des personnages principaux de mes tableaux, le sujet favori de mes gravures. Lorsque de jeunes femmes venaient poser pour moi, leur regard toujours était attiré par la fenêtre, et je recueillai pieusement la curiosité de leurs yeux captivés. Mon travail y gagnait. Mes expositions trouvaient un regain d'intérêt ainsi que mes relations avec ma galerie parisienne. Je passai tout mon temps à l'atelier.
Un matin, par le cadre de la fenêtre, j'aperçus une camionnette qui était entrée dans le no man's land. Des hommes en sortirent, firent un relevé. Je guettai leur départ et les interceptai au bout du chemin. Ils m'annoncèrent qu'on allait installer une ligne électrique dans la zone. Non, le chêne ne serait pas coupé, le chef aimait les arbres, mais on élaguerait une partie de la couronne pour installer une armoire de relais contre le tronc.
De rage, je m'interdis de toucher à l'électricité de toute la journée. Dès le lendemain, je fis une enquête auprès du propriétaire, de la mairie, de la compagnie électrique...Coups de téléphone, lettres, entretiens, rien n'y fit. Le tracé était définitif. Dans l'inertie générale, je n'arrivai pas à le faire modifier, même de quelques mètres. Il n'y avait plus qu'à se résigner.
Dans les jours qui suivirent, je restai à l'atelier, à préparer une exposition imminente. J'aurais eu largement de quoi la meubler de mes travaux récents. Mais je dessinai fébrilement, réalisant croquis, gravures, toiles, dans l'urgence, comme s'il me fallait gagner sur la fin prochaine du statu quo. Je partis à Paris avant le grand massacre, la voiture pleine d'œuvres à peine sèches. Et dans la galerie, tournant le dos aux murs, je tentai d'oublier dans les verres à cocktail la silhouette familière en sursis.
A la fin du mois, je rentrai. C'était le crépuscule.En entrant, mes yeux se fixèrent sur l'encadrement de la fenêtre. Un grand coin de ciel y apparaissait désormais sur la gauche et l'on pourrait y observer la lune et la première étoile. J'y voyais aussi le grand chêne, ses feuilles et ses branches si caractéristiques. Mais on ne pouvait plus faire la ronde autour du tronc. Contre lui se dressait une armoire métallique rutilante, aussi grande que laide, totalement incongrue, comme tout droit sortie d'un catalogue de meubles de bureau. Tout autour d'elle, l'air vibrait et peu à peu une spirale se forma. Elle gagna les branches basses, le feuillage, les crêtes. Pas une feuille, pas un gland n'échappa à ce tremblement qui animait l'arbre entier, l'arbre seul en un crépitement sauvage, tandis que tout sur le plateau se tenait parfaitement immobile. Comme une plainte, un reproche menaçant, le tourbillon se dilatait puis se comprimait à nouveau sans perdre de sa force, contenu par un écran invisible.
Me détournant de la fenêtre, je commençai par décrocher les toiles. Puis j'emballeai dans les papiers de soie eaux-fortes et manières noires, et nouai les rubans des cartons à dessin. Quand j'eus fermé la dernière caisse, un grand vacarme me ramena à la fenêtre. La nuit était tombée depuis longtemps déjà. Dehors, près du grand chène, ce n'étaient que bruits d'ailes, jacassements, cris d'alarme, comme si tous les mulots, les lérots, les hulottes, se disputaient le territoire métallique. Adossé à la fenêtre, je me reprochais de ne pas avoir assez questionné mon père : quand une guerre finit-elle? A la déclaration de la fin des combats ? Avant l'heure fixée, qui arrête le feu ? Y a-t-il encore des héros pour mourir à H moins une ?
Des étincelles jaillissaient de çà-de là. Je n'avais pas l'âme héroïque. Avant de mettre la clé à la serrure,un dernier bruit me fit me retourner. Dans la nuit on ne voyait, on n'entendait plus rien, que le crissement des étincelles qui jaillissaient de çà- de là, présage d'un inévitable court-circuit.

1 commentaire:

  1. Je mets ma oreille sur le tronc d'un arbre. Je ne rien entends. Pas un seul battement d'un coeur. Mais il est vivant comme moi. Il y a des arbres dans mon jardin. Certains d'entre eux sont très grands. Il y a des années quand je coupais à la scie des branches, j'ai aperçu un cri très fort. Depuis ce temps-là je ne touche pas les arbres.

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