23.8.15

Les partisans et les livres (1) : un monde sans livre

"Pendant des années, les livres étaient notre préoccupation principale et voici que nous avons été brutalement séparés d'eux. Comme il est étrange que nous nous soyons si vite habitués à vivre sans livres. Parfois, dans l'après-midi, j'ai la sensation d'un livre dans les mains, à l'heure où j'avais l'habitude de m'installer dans un fauteuil. J'avais dévoré Crime et Châtiment avant qu'on l'étudie en classe. Chaque phrase m'avait emporté avec la puissance d'un torrent. A présent, non seulement les livres ont disparu, mais les cahiers, stylos, crayons, comme si on nous avait ôté notre intériorité. Sans le petit Livre des Psaumes qu'un combattant a emporté, nous n'aurions plus aucun contact physique avec le monde dans lequel nous vivions hier encore.
Livres, livres, où êtes-vous ? Avez-vous seulement existé ? Ce n'est jamais une voix solitaire qui pose ces questions à mes oreilles, mais une rumeur collective qui s'élève du plus profond de nous-mêmes. L'absence des livres, voilà ce qui détermine la différence entre nos vies d'avant et celles d'aujourd'hui. Un combattant, jeune homme sensible à l'ironie dissimulée aux coins des lèvres, a formulé les choses ainsi : " Nous sommes retournés à la nature. Dans deux ou trois mots, nous ressemblerons à l'homme préhistorique, nous cesserons de parler pour miauler, rugir ou aboyer, et c'est peut-être mieux au fond."
Les partisans, Aharon Appelfeld, ch.5

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