26.4.09

Melnitz, extrait 3

Plus ils approchaient, plus souvent il leur fallait se courber pour déchiffrer un nom. En ces quelques années les lettres avaient déjà pâli, comme pâlit le souvenir en lequel un homme est d'abord un héros, puis juste un mort, un nom, et après plus rien.
Sur quelques sépultures gisaient des restes de fleurs. Elles tombaient en poussière, à l'imitation des défunts auxquels on les avait apportées.
Puis ils le trouvèrent. Meijer, Alfred, 1914.
François se pencha sur la tombe, du geste gauche d'un vieil homme. De la main droite, il parcourut le petit tertre de feuilles sèches érigé par le vent. Le tertre funéraire proprement dit s'était depuis longtemps nivelé au sol.
Il ramassa une pierre, non pas un caillou selon l'usage dans les cimetières juifs, mais un fragment de roc aux arêtes vives, de ceux qui émergent toujours dans les champs, aussi soigneusement labourés fussent-ils. Mais il n'y avait pas de pierre tombale où il aurait pu la poser en signe de commémoration, aussi la laissa-t-il retomber, la regarda s'enfoncer dans le tas de feuillage en décomposition.
Puis François se redressa, avec une extrême lenteur. Son dos refusait de redevenir droit.
"Je t'en prie, Pin'has, dit-il.
- Je ne sais pas s'il est juste de faire ça
-Y a t-il quoi que ce soit de juste en ce monde ? " dit François...
Ainsi advint-il que Pin'has Pomeransz récita le Kaddisch devant une tombe chrétienne : "Yissgadal veyiskadasch schemeï rabo."
Le Kaddisch pour Alfred Meijer, dont on avait fait un chrétien et un Suisse, et à qui tout cela n'avait servi à rien.
Le Kaddisch pour un Juif sur la tombe duquel se dressait une croix.

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