25.4.06

Le maître du thé.

Le cuisinier entre dans le salon rouge où il dispose, sur la grande table, des tasses, une théière et une grande assiette de petits fours. Je prends place, dans la pièce déserte, tout en calculant une stratégie d'approche des sablés au chocolat.
Au fil de mes visites, je redécouvre la beauté de ce lieu que l'avancement des travaux affirment chaque fois un peu plus. Rien n'y est évident, tout y est à sa place; la couleur des murs, rouge, verte, bleue; le vitrail au sommet du grand escalier de pierre; les sculptures des arcanes du Tarot, disséminées dans le parc...
Un à un, mais à peu de distance, des gens entrent et prennent place autour de la table, sans hiérarchie. Employés, invités, ils me saluent d'un signe de tête. Les minutes succèdent aux secondes sans que personne ne prononce une parole. On attend le maître des lieux.
Longtemps j'ai retardé, puis attendu ce moment. Je suis venue de nombreuses fois chez lui, jamais encore je ne l'ai revu depuis le très bref entretien où il m'avait passée commande. Je ne connais de lui que ses courriers, des fax illisibles faits de deux mots gribouillés et de graffitis tortueux, et les mémos assassins placardés dans tous les espaces communs de son château. Au début, j'évitais soigneusement de le rencontrer, choisissant judicieusement mes rendez-vous avec sa secrétaire; il n'existait pour moi qu'à la troisième personne. Mais, lors d'une grève de la Poste, je m'aperçus que ses courriers, souvent plusieurs dans la même semaine, me manquaient.
Il arrive. Sa démarche est souple, légère, comme celle d'un danseur. Il vient s'asseoir à la place libre au bout, juste à ma droite. Il a rasé ses boucles brunes, ses cheveux sont teints en blanc, très courts, à la brosse, impeccables. Très élégant dans un costume noir, chemise blanche, cravate fine, même assis, il paraît très grand, se recroqueville. Il m'aperçoit, ses grands yeux clairs me scrutent avec égards (quelle en est la couleur ?). Il me salue. Sa voix est douce, son accent indéfinissable. Il s'inquiète poliment de mon bon voyage.
Je ne savais presque jamais, et je ne sais toujours, si ses lettres m'étaient personnellement adressées ou si elles faisaient partie d'un mailing; elles étaient très souvent sans rapport avec les travaux en cours; certaines, fragmentées, se succédaient en vagues; il y avait parfois seulement une date, un mot, un nom. Comme pour X-Files, je me mis à attendre l'épisode suivant sans savoir si ce serait la suite ou une nouvelle aventure ...
C'est le comptable qui effectue la ronde des tasses. Lait ? citron ? L'air de rien, je grignote en mettant en place ma stratégie. Une conversation commence sans conviction, au sujet des dernières nouvelles. Lui écoute, très attentif, presque doux. Soudain il prend la parole, la conserve, d'une voix posée à l'accent indéfinissable. Des paroles dures, précises, mais sans colère. Longtemps. Puis il se tait. Dans le silence, le comptable propose une autre tasse. De mon côté, les sablés au chocolat s'épuisent. Lui ne regarde personne, les yeux tournés vers les montagnes enneigées. Quelqu'un prend la parole qui rebondit de ça- de là . Qu'en pense-t-il ? Tous se tournent vers lui. Mais il a disparu. Il est parti, inaperçu. Un à un, à peu de distance, chacun quitte alors la table, s'excusant de devoir vaquer à ses occupations. Je reste seule, avec ma dérisoire stratégie, en léchant sur mes doigts les dernières traces de chocolat...

3 commentaires:

  1. Anonyme9:17 AM

    Ce texte me donne un peu le vertige, parce qu'il me semble que mon ami Michel Roland-Guill aurait pu l'écrire (es-tu allée voir, sur son site, ses fictions, et ses Caillots parus en 2004?), ou moi aussi bien, s'il m'avait été donné tout fait par le travail de la nuit, je veux dire celui du rêve. A croire que nos fictions rêvées ont toutes le même auteur, ce Maître du thé sans doute dont tu parles, ou qu'il s'agit seulement de laisser parler.
    Continue donc,
    Ton ami
    Jacopo

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  2. Anonyme2:10 PM

    Je ne connais pas ton ami Michel-Roland-Guill ni ce qu'il écrit.
    Nos parentés d'écriture, je les avais découverte lorsque j'ai lu ton blog, et de là est née cette étrange impression de te connaître depuis longtemps, et sans doute la possibilité de m'y remettre en créant un blog.
    Mais je ne sais pas me servir de mes rêves, qui n'ont d'ailleurs que très rarement cette consistance. Je ne sais écrire qu'autobiographiquement. Ce texte est ancien. Ce maître de thé a vendu son château et a disparu je ne sais où, fidèle à son personnage. Je pense souvent à lui.

    Amitiés

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  3. Anonyme10:58 PM

    Michel Roland-Guill est le webmaster de Cerca blogue! que j'ai installé en lien permanent sur mon blog.
    Prends le temps de fouiller car son blogue est un vrai labyrinthe.
    Cherche dans la fenêtre qui se trouve à droite le chemin de ses fictions: Iles, Caillots, etc.
    http://michel.p.roland.free.fr/blog
    Jacopo

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