22.10.06

desseins d'univers, 5


Lithographie originale de Michel Rossigneux pour Desseins d'Univers


Vigie


De la vigie, on peut embrasser l'étendue de la voûte céleste. Le guetteur y scrute l'espace jour et nuit. Quand une étoile s'éteint, il doit en recueillir aussitôt la poussière. Celle-ci traverse l'axe des plate-formes. Le guetteur en recense scrupuleusement chaque grain et le dépose dans un têt au pied de la stèle du sanctuaire.
Mais ce n'est pas en ce lieu qu'elle se décomposera. Seul bagage de ceux qui empruntent la galerie, la poussière d'étoile franchira alors le seuil des ténèbres.

12.10.06

hommage à Mme Ranucci

Lorsque j'entendis Phèdre pour la première fois, la fille de Minos et de Pasiphae s'échappait d'un petit classique Larousse. Sa voix inondait du soleil de la Crète au milieu des bureaux gravés au canif. Phèdre s'y contenait, dans l'étendue de sa furie. Pas d'héroïne en brocart.Toutes les voix étaient pourtant confondues en une seule : féminine, et où pointait parfois un accent de chez nous... Non pas. Aricie n'osait rêver d'un monde meilleur.Thésée hurlait à Neptune sa plainte et Œnone aux Dieux sa douleur. Les cheveux d'Hippolyte s'accrochaient aux ronces dégoulinamment pourpres.
Il n'y avait point de ténèbres et point de fauteuils rouges. Mais le bruit des autobus et des camions de pompiers, et celui de la cloche qui restait sans effet sur nous.
C'était le Phèdre de Racine.

11.10.06

Avec le temps

Je ne compterai pas les larmes que j’ai versées sur cette chanson chaque fois que je l’entendais. Que ce soit par Léo Ferré, par Dalida très différente
. Elle me bouleversait.
L'autre qu'on adorait, qu'on cherchait sous la pluie
L'autre qu'on devinait au détour d'un regard

Les chansons sont pour moi un élément essentiel de la vie, les échos
de mon âme, les signes du quotidien.
Celle-ci m’apparaissait insupportable, épouvantable (un lapsus m’a fait écrire éprouvantable) inacceptable.
Ces derniers mois, je ne voulais même pas l’écouter, je coupais l’autoradio.
Et puis je l’ai entendu par hasard, en entier, et je l’ai écoutée.
Un nouvel écho, un nouveau signe.
Je ne la trouve plus insupportable, épouvantable, inacceptable.
Elle est pleine d’enseignement, désabusée sûrement, mais très sage.
Elle est simplement apaisante.
Il y a simplement pour moi beaucoup de nostalgie à ne plus utiliser les mots des pauvres gens.

Avec le temps, va, tout va bien.

6.10.06

Desseins d'univers, 4


Satellites













Gravure originale de Michel Rossigneux pour Dessein d'univers

En orbite incessante, des satellites spécialement recyclés protègent notre univers. Chacun abrite un spécimen très rare de l'Ancien Monde :
un alchimiste s'affaire autour d'un tas de plomb. Un moine japonais en kolomo est assis sur un zafu un peu mou : le matériau qui le contient, introuvable,s'est comprimé avec le temps. Un derviche tourne sur un tapis parfaitement tissé, à un détail près. Un cistercien encapuchonné calligraphie sur un lutrin. Un chaman agite une omoplate de bouc. Un trappiste prie, engoncé dans son cilice. Deux hassids argumentent devant un gros volume du Talmud, l'un en faveur de Chamaï, l'autre d'Hillel. Un sorcier indien invoque ses ancêtres devant la fumée de son feu. Un kabbaliste trace imperturbablement les quatre mêmes lettres. Un taoïste étrille sa vache. Une cellule est à présent vide, désertée par le yogi qui l'occupait.
Le Maître tient ces hommes pour des reliques d'un temps oublié. Depuis leur arrivée, pas un n'a pris une ride. Mais on ne peut les visiter ni les déranger en aucune manière. Notre immixtion leur ferait alors rejoindre la poussière de leur propre univers.

5.10.06

Kippour



À Kippour, il n’y a que les fautes que l’on a faites envers Dieu qui peuvent être pardonnées. Les fautes envers quelqu’un ne le sont pas, si l’on n’a pas fait la démarche de s’en excuser auprès de la victime, et trois fois si nécessaires.
Aussi j’ai demandé pardon à cette fille sur la photo, cette jeune fille que j’étais. Il le fallait.
Je ne crois pas l’avoir trop trahie, je suis restée fidèle à celle que j’étais alors. Même si je ne porte plus de lunettes, ni, malgré la mode, de robes baba cool. Mais j’avais oublié la nécessité d’être soi, toujours, de garder indépendance et fierté. Et ceci non dans les épreuves, mais dans le bonheur et dans l’amour, qui sont des prisons bien plus redoutables que l’adversité. Les prisons dorées de l’illusion.
Vieillir c’est peut-être cela, se croire délivré du regard des anciens pour oser agir en lâcheté, comme en catimini.
Bien sûr, beaucoup de choses ont changé. Le chien, sur la photo, fait partie de ceux qui sont partis et jamais ne reviendront.
Je n’oublierai jamais le regard de ceux que j’ai aimé, morts aujourd'hui et qui m’ont construite (je sens leurs yeux sur moi). Ni celui de la jeune fille sur la photo. Je crois qu’elle m’a pardonnée. Car elle me sourit toujours, par delà les années. Et je n’ai pas oublié la forme du crâne de ce chien roux exactement là où elle a la main gauche...