10.6.22

Meir Shalev :Le goût des lettres (1)

"Il sera bientôt là et on ne pourra plus se prélasser tous les deux nus au lit, déclara-t-il soudain. Nous serons trois, le père, la mère et le bébé, alors j'ai l'intention d'en profiter, tant que c'est encore possible, pour faire quelque chose d'important.

-Tout ce que tu veux, acquieçai-je, sachant qu'un petit discours de ce genre me réservait toujours des surprises. 

- J'aimerais que tu répètes l'alphabet après moi, parce que j'ai envie de voir ton visage quand tu épelles les lettres. Bon, allons-y, dis alef, beth, a, ba, daleth, da, di, do ... "
Il sauta le guimel et le het, sans grande importance, ainsi que le noun. "Il n'est pas beau et t'enlaidit" affirma-t-il. Arrivé au shin, pratiquement à la fin, il testa un mot et des syllabes : "Dis shalom, Shimshon, ashashit, dis shishim veshesh, trente-six, shalosh shloshim oushmoneh, trois heure trente huit. " Je m'exécutai docilement, mais il n'avait toujours pas l'air satisfait. Je l'interrompis : "Une seconde, Eitan, je sens que je vais éternuer, ani mit'atheshet.

- C'est ça ! s'écria-t-il. Le shin de mit'atheshet te rend merveilleusement belle et révèle ta vraie personnalité. A partir de maintenant, tu diras ani mit'atheshet le plus souvent possible !
(...)

Je voulais savoir :

"Pourquoi juste le shin de mit'atheshet et pas celui de mitlabeshet, par exemple ? Pourquoi aurai-je le droit d'éternuer et pas de m'habiller ?

- Place-toi devant le miroir. Regarde et écoute le shin de mitlabeshet, puis celui de mit'atheshet. Ils sont très différents, tu vois ? C'est à cause du th de mit'atheshet  qui a un son dur.
- Alors, c'est ça l'amour ? Eternuer à longueur de journée et ne jamais s'habiller ? "

Il se mit à rire.

"Contente-toi de le dire, tu n'as pas besoin de le faire. Ce qui est bien avec le langage, un mot peut être plus beau et plus vrai que ce qu'il désigne."

Je n'en revenais pas. Je n'avais jamais pensé qu'il pouvait avoir de pareilles idées.

"J'aime quand tu prononces le shin de mitlabeshet, parce que tes lèvres, tes dents et ta langue fusionnent de cette façon juste avec cette lettre dans ta bouche."

Meir SHALEV, Un fusil, une vache, un arbre et une femme, ch. SEIZE

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