29.8.15

Les partisans et les livres (7) : désuétude du vocabulaire



"Une fois sa tâche terminée, il resta près de la fenêtre sans bouger. Je craignais qu'il se tourne vers moi pour chercher à savoir où j'avais été depuis que je les avais laissés sur le quai de la gare.
Mais il ne dit rien, perdu dans ses pensées. Mon angoisse devenait si oppressante que je lui demandai :
"Où étiez-vous, papa ?
- Pourquoi demandes-tu cela ?
- Je suis curieux de la savoir."
Il se mordit les lèvres :
"Pourquoi emploies-tu le mot "curieux" ? Ne sais-tu donc pas qu'il est désuet ?
- Que dire alors, papa ?
- Ce qui te vient à l'esprit mais pas cet adjectif."
Cette remarque me laissait perplexe. Il y avait donc des mots qu'il était interdit d'employer ? Di un mot pouvait nous aider à comprendre quelque chose, pourquoi s'en priver ?
Mais la remarque sibylline de mon père, qui semblait soudain très malheureux, m'avait fait taire. Je m'assis sur un fauteuil et mes yeux se fermèrent."
Les partisans, Aharon Appelfeld, ch. 69

28.8.15

Les partisans et les livres (6) : prière


"Isidore demande à prier. Il ne parle jamais de ses sensations, ni de sa foi, ni même des prières, qu'il prononce simplement, comme s'il les avait en lui depuis toujours. Quelqu'un a dit un jour qu'il est un instrument de transmission, c'est pour cela que les prières ne sont pas altérées, ni trop aiguës, ni trop maniérées.
"Comment prier quand on ne comprend pas les mots?" demandent ceux qui savent tout. Isidore se tait. Son visage exprime sa perplexité, témoignant que lui non plus n'a pas de réponse. "
Les partisans, Aharon Appelfeld, ch. 35

27.8.15

Les partisans et les livres (5) : littérature française

"Le soir, je m'assis par hasard auprès de Werner qui me confia que les jours passés au ghetto avaient été pour lui des jours étonnamment bénis. Il avait lu les classiques de la littérature française, l'un après l'autre, et amélioré sa connaissance de la langue étudiée consciencieusement au lycée.
"C'est étrange, j'étais retranché à l'intérieur de moi-même, hermétique à la souffrance autour de moi. Mes parents et mon frère luttaient comme des désespérés pour obtenir une miche de pain et moi, envoûté par un diable, je ne lâchais pas mes livres.
"Lorsque j'étais affecté à une brigade de travail, je cachais un livre dans ma poche pour lire pendant les pauses. J'étais fasciné par Maupassant et Flaubert. Plus tard, quand j'ai eu entre les mains le premier volume d'A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust, mon bonheur ne connût plus de limites.
"Mes parents ne me faisaient aucune remontrance sur cette frénésie et me regardaient parfois avec émerveillement. Mon frère, lui, me lança qu'il était interdit de se réfugier dans les livres en ce moment si tragique. Sa remarque ne m'empêcha pas de continuer d'acheter des livres aux gens sur le point d'être déportés vers les camps. A cause de cette accoutumance, je n'ai presque pas vu mes parents et mon frère durant les derniers jours au ghetto." "
Les partisans, Aharon Appelfeld, ch. 34

26.8.15

Les partisans et les livres (4) : Stefan Zweig

"Après avoir lu un moment, Danzig se redressa sur ses avant-bras et lança :
"Autrefois, j'aimais Stefan Zweig.
- Et maintenant ? demanda Hermann Cohen.
- Il me paraît candide.
- Serions-nous devenus plus intelligents ?
- En tout cas, nous avons changé?
- En quoi ?
- Je n'en ai pas la moindre idée."
Les partisans, Aharon Appelfeld, ch.8

25.8.15

Les partisans et les livres (3) : atmosphère


"Il est étrange de constater l'effet que peut produire une caisse de livres. Notre campement, dont le caractère provisoire est visible dans chaque bâche tendue, a changé d'aspect, comme si des scènes lointaines, tranquilles et tendres, étaient venues le peupler. Saisir un livre me ramène aussitôt à la maison, auprès de mes parents. Un lampadaire est allumé, le livre m'absorbe tout entier. Mon père, représentant entre autres de la célèbre marque Singer vient de recevoir un nouveau catalogue qu'il feuillette avec attention. Ma mère prépare une douceur en vue du goûter. Le roman de Dostoïevski est si prenant que je ne l'entends pas qui m'appelle pour me régaler. Quand je parviens enfin à me détacher des visions fascinantes produites par le texte, je me retiens de lui reprocher d'avoir brisé la magie, pour ne pas la peiner."
Les partisans, Aharon Appelfeld, ch.7

24.8.15

Les partisans et les livres (2) : le livre brûlé


"A chaque opération nous découvrons des maisons juives abandonnées par leurs propriétaires. La plupart du temps elles sont occupées par des Ruthènes qui en modifient l'apparence, mais parfois la maison est là, inchangée. Les nouveaux habitants portent les vêtements de leurs prédécesseurs, ce qui peut leur donner une silhouette trompeuse, l'espace d'un instant.
Lors d'une opération, Salo a reconnu la maison spacieuse de son oncle Herzig, illuminée par de multiples lustres (...)
"- Continue de mentir et tu seras châtié. N'oublie pas que nous sommes des partisans, nous combattons pour nos vies. Celui qui ose entraver notre chemin verra son sang retomber sur sa tête. Où sont les livres ? demanda Felix.
- Je n'en ai pas.
- Montre-nous immédiatement où tu les as jetés, ou nous mettrons le feu à la maison.
- Ayez pitié de moi et de mes enfants.
- Nous vous épargnerons si tu nous montres les livres. Il y en avait beaucoup ici.
- Je les ai brûlés.
- Pourquoi ?
- Je ne savais qu'en faire.
- Où les as-tu brûlés ?
- Derrière l'étable.
- Maudit sois-tu. Montre-nous l'endroit exact.
- Ne me tuez pas. J'ai cinq enfants."
Deux combattant accompagnèrent Salo derrière l'étable où ils découvrirent, dans un monticule de cendres, quelques pages à moitié épargnées. Salo rapporta un fragment sur lequel les mots de la prière du matin surnageaient : Face à toi je remercie, Dieu du vivant et de l'existant."
Les partisans, Aharon Appelfeld, ch. 6

23.8.15

Les partisans et les livres (1) : un monde sans livre

"Pendant des années, les livres étaient notre préoccupation principale et voici que nous avons été brutalement séparés d'eux. Comme il est étrange que nous nous soyons si vite habitués à vivre sans livres. Parfois, dans l'après-midi, j'ai la sensation d'un livre dans les mains, à l'heure où j'avais l'habitude de m'installer dans un fauteuil. J'avais dévoré Crime et Châtiment avant qu'on l'étudie en classe. Chaque phrase m'avait emporté avec la puissance d'un torrent. A présent, non seulement les livres ont disparu, mais les cahiers, stylos, crayons, comme si on nous avait ôté notre intériorité. Sans le petit Livre des Psaumes qu'un combattant a emporté, nous n'aurions plus aucun contact physique avec le monde dans lequel nous vivions hier encore.
Livres, livres, où êtes-vous ? Avez-vous seulement existé ? Ce n'est jamais une voix solitaire qui pose ces questions à mes oreilles, mais une rumeur collective qui s'élève du plus profond de nous-mêmes. L'absence des livres, voilà ce qui détermine la différence entre nos vies d'avant et celles d'aujourd'hui. Un combattant, jeune homme sensible à l'ironie dissimulée aux coins des lèvres, a formulé les choses ainsi : " Nous sommes retournés à la nature. Dans deux ou trois mots, nous ressemblerons à l'homme préhistorique, nous cesserons de parler pour miauler, rugir ou aboyer, et c'est peut-être mieux au fond."
Les partisans, Aharon Appelfeld, ch.5

18.8.15

Randonner (2) : Sauvage du bout du monde

Roya village
Je n’étais jamais venu dans ce village de Roya, si loin de la vallée du même nom. C’était pour moi le départ du mythique Mont Mounier que chaque année je me fixe comme objectif sans concrétiser. On ne pouvait pas rêver meilleur point de départ que cet enchantement de village ensoleillé, aux granges robustes, beaucoup moins chic que Saint Dalmas le Selvage. La balade d’une demie-heure vers le Pas de Roya, fut un enchantement, le long de la rivière dont le nom m’échappe, laune, pont naturel, prairie, et une montée vers le col de Pal à donner envie de partir sans manger.
Mais j’avais vu le gîte dans la vieille école, qui déjà, sur internet, m’avait fait rêver. Il était tard et je n’avais pas envie de me contenter de mon paquet de gaufres au miel, même bio. Sur le chemin du retour, je m’imaginai très bientôt dormir là pour franchir ma mythique montagne. J’imaginai donner l’adresse à mon amie qui chercher un petit abri avec laune proche. Une vraie Perrette.
A l’arrivée au village, il était bien un peu tard, deux heures moins le quart. Des parents avec un jeune enfant se dirigeaient vers la table, évoquant un grand père qui allait tout manger, ce qui me donna de l’espoir. L’assiette du randonneur, 12 €,  me laissait présager quelques délices qui allait me faire abandonner mon repas communautaire habituel …
J’arrive sur la terrasse. La petite famille avait rejoint les grands parents et s’installaient à table. Je reste debout, hésitante, alors qu’un autre couple mangeait déjà et que deux randonneurs allemands sirotaient une bière. Personne ne sort. J’entends dire par la grande tablée que l’hôtesse étant seule le service serait un peu lent, aussi je décide de m’installer. Pendant vingt minutes, j’ai assisté au manège : au bout de cinq minutes, l’hôtesse sort de sa cuisine, solide femme de la cinquantaine. Elle prend grand soin de cette jolie famille :y a t-il suffisamment d’ombre, on peut apporter un autre parasol ; au deuxième voyage,  elle apporte les sets et commande les boissons. Elle retourne dans sa cuisine, on entend des bruits de vaisselle, les enfants s’impatientent. Elle ressort avec un grand plateau de bières fraîches et de sirop. Dans un nouveau voyage, elle saisit la commande, menu pour les grands et assiettes de charcuterie pour les petits. Sera-ce trop ? Non, elle rajoutera les frites. Elle rentre. Il était deux heures, un quart d’heure s’était écoulé depuis que je m’étais assise. Des bruits de cuisine. J’ai décidé d’attendre cinq minutes, montre en main. Rien. Il ne s’est rien passé. Personne n’est ressorti ensuite. Pendant près de vingt-cinq minutes, j’ai attendu sur une terrasse sans que l’hôtesse m’adresse une seule attention, un seul regard, un seul signe.
Alors, je n’ai pas attendu la cuisson des frites de mes voisins. Je suis partie, sans rien dire. Je ne sais pas si dans ce cul de sac du bout du monde on ne sert que les familles que l’on connaît. Je ne sais pas non plus si ce l’on ne mange que sur réservation. Je ne sais pas si l’on ne prend plus les commandes après 14h. Je ne sais pas si l’on ne sert pas de boisson, même les bières bio des Hautes Alpes mentionnées sur l’ardoise. Je ne sais pas si l’on ne sert pas les asiatiques, quoique mon compagnon lui faisait dos et comme elle ne m’a même pas regardé une seule fois, ç’aurait pu être tout aussi bien un extra-terrestre. Affamée, fatiguée, je n’ai pas eu le courage de demander une explication, une attention, celle que le client peut s’attendre à avoir de son hôte. Peut-être était-elle surbookée pour huit couverts à midi. Je ne le saurai jamais. Pour atteindre ma montagne mythique, très bientôt j’espère,  je dormirai à Isola.


17.8.15

Nous mourons tous par petit bout : la vérité est ailleurs



C’était il y a longtemps, je l’avais invité chez moi avec quelques amis sur la proposition de mon frère avec qui il était ami dans sa jeunesse. Je me souviens d’une longue et très agréable soirée. Nous nous étions trouvé une passion commune pour X-Files qui passait à ce moment là sur M6. Je crois même me souvenir qu’ensuite, à l’occasion d’un de mes longs séjours en Grèce, je lui avais demandé de m’en prêter les enregistrements qu’il effectuait rigoureusement. Aujourd’hui après l’annonce de sa disparition, c’est stupidement tout de suite à cela que j’ai pensé : il ne verrait pas la reprise d’une nouvelle saison annoncée sur tout les médias. Je suis sûre que je penserai à lui lorsque je regarderai l’épisode n°1.

15.8.15

Le Petit Prince à la montagne chic.


Au sortir de l’ascenseur, j’ai failli l’assommer en poussant la porte coupe feu qui sépare le hall du couloir de l’étage A (ici les étages n’ont pas de numéro, mais une lettre). Haut comme trois pommes, l’âge d’entrer en MS, joufflu avec un air de bonne santé des montagnes, les cheveux tout ébouriffés, il était aussi surpris que moi.
« -Je ne t’ai pas fait mal au moins ?
- Mais pas du tout, pourquoi ? Dis, tu peux m’emmener à l’étage T avec l’ascenseur ? »
« Oui bien sûr, répondis-je, alors que j’avais déjà la clé dans ma serrure. Tes parents savent-ils que tu es là ? (Mon sang d’instit refaisait surface)
- Bien sûr !
-Tu n’es pas perdu ?
- Bien sûr que non ! Tu peux m’emmener à l’étage T ?»
Quand le mystère est trop impressionnant, on n’ose pas désobéir. Nous repassâmes la porte coupe-feu.
« - Moi, quand je vais à l’étage T, je prends l’ascenseur du fond, affirma-t-il péremptoirement. Allons à l’ascenseur du fond !
- Mais celui-ci est plus près ! »  J’appuie sur le bouton d’appel. L’ascenseur s’arrête, on entend de l’intérieur la petite rengaine « étage A ». Mais l’ascenseur est complet, un père, un fils, et deux vélos.
« -Si vous arrivez à rentrer… » La porte se referme.
« - Il faut prendre le suivant. Allons essayer le bout du couloir ! proposai-je.»
Nous franchîmes une nouvelle porte coupe-feu, et là un très long couloir avec des tas de portes fermées. Nous arrivons au bout.
«  Ici, il y a même deux ascenseurs, dit fièrement le petit bonhomme. Il en appelle un qui monte et s’ouvre.
« Etage A.
Il appuie sur le bouton T
-Attends, attends, il faut d’abord placer le vigik. »
Mais le vigik ne marche pas.
« -C’est toujours le vigik bleu qu’il faut utiliser, affirme-t-il. »
Le mien est noir. Ça ne marche pas.
« - ça doit être normal, ici nous sommes dans l’autre immeuble, expliquai-je (mon sang de…,). Il faut retourner à mon ascenseur. »
Et nous voilà repartis. Déambulation insolite dans cette station très huppée, un petit bonhomme tout seul qui semble parfaitement savoir ce qu’il veut …
Retour à l’ascenseur. Le petit bonhomme appui sur l’appel, puis rentre à l’intérieur et appuie sur le bouton T.
« -Attends, attends, il faut d’abord placer le vigik.
Comme un air de remake.
Vigik efficient, le petit bonhomme appuie.
On entend la petite rengaine. « Etage T ». La porte s’ouvre, c’est déjà fini.
« Voilà, on y est ! » Il s’élance dehors, sans un merci ni un adieu.
« Tu sais où tu es ? Tu ne veux pas que je t’accompagne ?
-Non, non, tout va bien ! » Et il disparaît dans la galerie.
Je me sens bien seule, tout à coup, dans mon ascenseur. Même pas le temps d’être apprivoisée.