29.5.06

Souvenirs de petite bouche, 5


illustration de Claire Cour

Pschitt orange.

Quand nous partions en vacances avec mes parents, nous allions toujours loin de Nice. Il faisait chaud, très chaud, parce que c'était l'été. Quand la chaleur était trop forte pour supporter plus longtemps la voiture, mon père décidait de faire une halte et d'aller prendre un verre. Nous nous installions à la terrasse d'un café, et nous appelions le garçon. Alors, naissait en moi une grande espérance mêlée d'une petite angoisse sourde. Aujourd'hui, j'ai beau chercher, je ne me souviens pas de ce que commandait mon père, ma mère ou mon frère. Mais, moi, je posais toujours la même question. Bien souvent, hélas, la réponse était négative, et il fallait se contenter d'un Orangina. Mais, de temps à autre, le miracle se produisait : le serveur apportait pour moi une bouteille trapue contenant une boisson de l'orange le plus intense. L'étiquette était bleue, avec un gros point de la couleur de la boisson. Aucun rapport avec le goût du fruit. C'était une horreur de breuvage : coloré, sucré, totalement chimique. De plus, il y avait de grosses bulles innombrables. Mais je n'ai jamais rien aimé tant que cette boisson, sa couleur, son sucre et son goût chimique. Quand en plus on me donnait une paille, c'était le pa-ra-dis.
Dans un petit village de l'Aveyron, à l'épicerie à l'enseigne d'un sapin de Noël, il y en avait de grandes bouteilles. Il existait même un autre parfum, à l'étiquette bleue avec un gros point jaune. Dans ce petit village d'Aveyron, on pouvait aller en chercher tous les jours et en verser ensuite dans la bouteille thermos. J'aimais bien ce petit village d'Aveyron.

25.5.06

Volver


Il faut aller le voir, sans rien en savoir avant.
Surtout si on a aimé Tout sur ma mère et Parle avec elle.

24.5.06

Le compteur de l'être

N.B. : Ce texte a été publié en 1995 au Cheval de Troie dirigé par Maurice Darmon

Ce jour que j'attendais depuis si longtemps, le voici ! Adonaï m'a envoyé le signe, béni soit-Il !
Ma première rencontre avec l'écriture est si loin derrière moi et commence par un drame : depuis ma naissance, aucune lame n'avait touché mes longues boucles brunes; elles me couvraient les épaules, descendant même jusqu'au milieu du dos. Le jour de mes trois ans, on m'avait coupé les cheveux pour la première fois. Je me vois encore pleurant à gros bouillons sur les épaules de mon père, qui dansait parmi d'autres couples à notre image. Pour calmer mes pleurs, ma mère m'avait préparé des gâteaux au miel qu'elle avait pétris pour la circonstance en forme d'aleph, de beth, de guimel... J'avais absorbé chaque lettre une à une, fasciné par ces formes, me gorgeant du suc doré qui recouvrait les hampes. Mes cheveux n'ont jamais repoussé, je porte le crâne rasé; je n'en ai pour seul souvenir que mes peyots, remisés derrière les oreilles, que je tortille régulièrement pendant l'étude.
Le lendemain, j'étais rentré à l'école. Là, on m'avait appris à nommer les lettres et à les associer. Je m'étais habitué à lire les voyelles disposées en points et traits sous les lettres. Jusqu'au jour où elles disparurent du livre : je commençais alors l'apprentissage de la lecture des rouleaux de la Torah, en hébreu sans voyelles : un texte nu, consonantique.
Je réalisais alors l'infini de la langue : sans voyelle, chaque racine de trois lettres ne produit pas un seul mot mais toute une famille : ainsi c'est moi, lecteur, qui choisis le sens des trois lettres.S P R veut-il dire livre (sefer) , nombre (sefar), ou histoire (sipour) ? Je décide selon le contexte, la tradition ...ou selon mon humeur . Mon pouvoir est immense. "Nous sommes responsables des mots" disait le rav Mao de Kremlin . J'aimais cette responsabilité, je fus séduit par ce pouvoir. Je me mis à explorer la lecture...
J'utilisais l'écriture hébraïque des chiffres au moyen de l'alphabet et la numérotation des versets et chapitres de la Torah : aleph vaut 1, beth 2, guimel 3, chaque lettre représentant un nombre... Je connaissais quelques valeurs numériques de base dont on parlait pour des mots lourds de mémoire : 86: valeur numérique d' Elohim, celle aussi de Nature; Amour a même valeur que Erad (un), 13; Adam que Geoula(libération), 45. A la Yeshiva, on n'y accordait qu'une importance relative. Mais un jour, en furetant parmi les rayonnages d'une librairie, je trouvais un livre sur la Gematria, la science des comptes dans la langue hébraïque. Je m'y plongeais avec passion.
L'étymologie grecque du mot aurait dû m'inciter à la prudence. Les hommes ne doivent pas trop compter. Ils ne doivent surtout pas se compter. David, pour avoir dénombré ses sujets, avait déclenché la grande peste. Même pour le quorum de la prière, on récite un verset de dix mots, un mot par homme, pour ne pas compter les personnes. Nos maîtres juifs se méfient de la Grèce comme de la peste, pire même, comme un fléau qui peut toujours frapper. Mais je découvrais que certains maîtres s'étaient lancés complètement dans l'aventure de la Gematria; ils avaient déjà numérisé, informatisé les principaux livres : de nouvelles interprétations se cachaient derrière chaque mot, chaque phrase. La fascination fut la plus forte; elle m'emporta.
Depuis, j'ai transcrit tous les textes que je rencontre avec les codes que j'ai appris en Gematria: je mets l'alphabet en mouvement : ainsi, je transforme la première lettre en deuxième, aleph devint beth, la deuxième en troisième, beth devient guimel... Ou bien je transforme la première lettre en dernière tav , la deuxième en avant-dernière shin... Toutes ces combinaisons composent de nouveaux nombres, de nouveaux mots, de nouveaux textes. Nuit et jour je compte les lettres, je compte les phrases, je compte les textes. L'univers même est nombre. Une phrase n'a plus aucun sens en elle-même. Je convertis tout.
Dans mes recherches, je n'accepte personne: seul, je peux mieux me concentrer. Je fuis mes compagnons de la Yeshiva. J'évite mon maître de Talmud qui me met sans cesse en garde contre les dangers de la solitude. Pendant les rares conférences, les rares cours que je suis encore, je capte chaque mot clé et calcule sa valeur, ses associations. Je m'enferme dans les bibliothèques, dans les librairies, et je déchiffre sans relâche. Je ne vois plus mes amis, ma famille. Je m'alimente à peine: je me nourris de calculs.
Ce matin, j'ai reçu la réponse et mon âme est transportée de joie. Comme souvent, j'étais assis dans la réserve d'une librairie qui m'est familière. J'étais tout entier absorbé dans la lecture du Sepher Yetsira, le Livre de la Splendeur. A l'heure du déjeuner, le libraire s'inquiéta de moi, m'invitant à partager son repas au restaurant, puis exaspéré de m'attendre et par ce qu'il prend pour des excentricités à répétition, il décida de me laisser là pendant la pause de midi. Il tira le rideau de fer pour une demi-heure, certain de me retrouver à la même place à son retour.
Mais il a perdu son pari. Quand il est revenu, il a découvert que le pan entier des livres de sa réserve s'était écroulé. Je suis là, allongé, enseveli de livres, les cervicales rompues par les lourdes étagères; les livres ne sont tombés qu'ensuite, un par un: treize volumes du Talmud, treize comme la valeur numérique d'Ehad, le Un; puis vingt six du Zohar : dernier message, double de treize et valeur numérique du tétragramme divin. J'ai compté tous les livres, un par un, à mesure qu'ils tombaient semblables à des gouttes et s'accumulaient sur mon échine.
Le libraire semblait accablé. Il a ramassé le livre d'entre mes mains et a parcouru le texte de la page :
"Les douze lettres simples avec les autres lettres, le créateur les a trouvées, découpées, multipliées, opposées, interverties. Et quelle est la façon de les permuter et de les multiplier?
Deux pierres (lettres) construisent deux maisons (mots)
Trois pierres construisent six maisons
Quatre pierres vingt maisons
Cinq pierre cent vingt maisons
Six pierres cinq mille quarante maisons
Et après cela tu peux compter jusqu'à ce que tu arrives à ce que la bouche ne peut dire, ni l'oreille entendre..."

23.5.06

Artisanat monastique.

Lever à la nuit. Le petit jour peu à peu monte sur les châtaigniers en fruits, les arbousiers, les îles au loin. Office de Tierce, solitaire, chanté dans la pénombre.
Dé-jeûner de lait et de pain. Travail, sur la même table, couleurs et instruments. Le pinceau caresse la terre, contourne des pétales, un cœur, des feuilles sur une assiette, un plat. Vaisselle précieuse, elle fleurira le soufflé de la sous-préfète lors du dîner avec le substitut, le pâté truffé Monoprix pour le réveillon du chef de service, le vaisselier à l'ancienne du catalogue dans le salon de l'instituteur. Le capuchon de mise, sortie dans le grand froid du vent pour l'office. Entre les stalles, les sœurs, le nuage gelé de leur souffle. Personne pour guetter une nouvelle ride. Après l'eucharistie, méditation la demie heure, craquements des charbons de l'encens. Dehors, de nouveau, le travail. Sous les feuilles sèches, les bogues craquelantes et piquantes qu'à force de froidure les doigts ne sentent plus, le sac des fruits ronds. Bientôt, quelque part, une écolière encapuchonnée elle aussi léchera sa tartine, trempera au pot ses doigts tachés d'encre et de feutres. Le soir, dans l'atelier, l'alambic. Du grand chaudron de pâte parfumée, des bulles innombrables s'échappent. La mesure de savon caressera les fesses du nourrisson, le sang de la mariée au matin de la nuit de noces, ou celui des mains du boucher entre immolation et étripage. Complies. Le soleil, le sommeil glissent sur le monde des nonnes et sur celui des hommes.

18.5.06

souvenirs de petite bouche, 4.


illustration de Claire Cour

Petits pois.

Certains légumes astucieux vivent dans une cosse. Pour les faire cuire, il faut les en déloger. De tous ces haricots et autres délices, ce sont les petits pois mes préférés. D'abord, les cosses sont les plus jolies : vertes fluo, cassantes sous les doigts, elles brillent comme du plastic. On les ouvre facilement, avec un petit craquement de satisfaction. Les petits pois, ronds comme des balles pas tout à fait finies d'être gonflées, s'en échappent pour courir sur la table. J'aimais les croquer tout crus, craquants et luisants quand j'avais enlevé la peau avec les dents. Mais ma plus grande joie, c'était, à la fin du travail, quand le saladier était rempli de petites boules vertes : alors, je plongeais la main au creux de l'écumoire sentant tout autour d'elle tous les grains couler de toute part, et je m'y agrippai longtemps, comme au cœur d'une cascade verte.

17.5.06

cérémonie du thé

Y. est mon amie. Ensemble, nous allons apprendre le flamenco, et rire beaucoup de nos maladresses.
Aujourd’hui elle m’offre une cérémonie du thé. Pour cela, elle a revêtu son kimono d’été, avec un obi de jute coloré qui laisse passer juste ce qu’il faut de lumière.
Le rituel m’est bien connu. Dans tous ses mouvements extrêmement codifiés, Y. m’offre toute la concentration de son art et les générations de connaissance de ses maîtres. Chaque geste est une offrande : la préparation du thé en poudre, la disposition des gâteaux sur le plat. Chaque objet a été choisi pour la rigueur de sa beauté et la perfection de l’adaptation aux gestes du maître qui sert. Tout cela n’est ni dédié au Bouddha de la Sérénité ni au Kami de la montagne.
Il n’y est pas question de Dieu. Que du partage d’un plaisir. Celui d’observer la meneuse du jeu, dans toute la beauté de ses atours, de ses préparatifs et de ses gestes. Celui de manger la pâtisserie qui a franchi mer et continents. Celui de boire, de brouter le liquide vert intense en concluant par quelques bruits de bouche de politesse et l’essuyage au doigt des bords du bol que les lèvres ont saisi. Rotation du bol, d’un quart. Celui de parler des objets du thé, de leur provenance et de leur histoire
Et pourtant. Dans le traité des Maximes des Pères que j’étudiai deux heures après, chez un autre Y., dans un tout autre rituel autour d’un tout autre thé, il était rappelé de la nécessité de donner à chaque geste une intention. Mes haverims de l’étude comprendraient-ils le poids d’une telle phrase : « servez-vous du gâteau » ?

14.5.06

Notre déjeuner dominical




Les courses du matin accomodées à la Dvorah : Un fromage de chèvre trempé dans les épices; du pourpier et des cerises. Une soupe japonaise improvisée et ... il ne manque plus que vous !

11.5.06

le vieux chêne, version 2

Cette maison, c'était exactement ce que je recherchais. Perdue dans les vignes, sans aucun voisin ni même un bâtiment agricole à proximité, elle se tenait dans un petit coin de plateau, presque près du bord, à proximité d'un bosquet d'où s'échappait des bruits d'animaux de toute sorte. Je me sentis d'en compléter la faune et décidai de la louer. Le bail fut rapidement signé. Après quelques travaux sommaires, j'y déménageai mon atelier dans une vaste pièce du rez de chaussée et je m'y installai, impatient de retravailler.
Je commençai par un dessin resté en plan qui devait me servir d'étude pour une prochaine gravure. Il était presque terminé. C'aurait du être un travail de quelques minutes, un quart d'heure maximum. Voilà qu'une heure était passée et je n'arrivai pas à conclure. J'étais nerveux. Le changement, le nouveau lieu, rien d'inquiétant, il fallait m'y habituer. Mais, moi qui d'ordinaire crayonnais sur n'importe quel bout de table, je me sentais mal à l'aise, comme dévisagé.
Je me retournai. Dehors, il n'y avait que la campagne. Je posai mon dessin et me mis à détailler le paysage. Ce que j'avais pris pour un bosquet n'était en fait qu'un seul arbre gigantesque, un grand chêne . De la fenêtre il tenait tout le cadre. Il devait être très vieux. Son tronc était énorme, il aurait fallu être au moins trois pour l'embrasser. Les branches basses, grosses comme des troncs, composaient une large couronne noueuse . Les feuilles découpées de la frondaison me cacheraient la lune et les étoiles. Un beau sujet de gravure...
Je repris mon dessin. L'impression persistait. A force de me retourner, j'avais perdu toute concentration. Je renonçai à poursuivre plus longtemps et vins m'accouder à la fenêtre. De la ramure, on entendait toute une faune jacassante : l'arbre devait abriter des dizaines d'oiseaux, d'écureuils, de mulots, mes seuls voisins. Comme je restai là, à regarder le chêne, je réalisai que c'était l'arbre qui m'observait, me poursuivant de son attentive obstination. C'était comme si je passais un test : il fallait lui "renvoyer l'ascenseur." Je sortis un bloc de feuilles de mon meuble à papier, les craies grasses, j'installai mon siège près de la fenêtre et je commençai son portrait. Je dessinai fidèlement le tronc, la couronne de branches, les feuilles découpées jusqu'au front des étoiles. Je travaillai sans me soucier du temps, négligeant le facteur et le téléphone, mon repas et le soir qui tombait et je crois que jamais je n'eus de modèle plus attentif.
Ce fut le début d'une sorte de collaboration. Je vivais dans le calme d'un cessez-le-feu. Je ne m'approchais jamais du grand chêne. C'était comme un accord tacite entre nous. Je respectais son territoire. Le temps seul passait auprès de lui qui marquait les saisons de mon travail. Au fil des jours, il devint un des personnages principaux de mes tableaux, le sujet favori de mes gravures. Lorsque de jeunes femmes venaient poser pour moi, leur regard toujours était attiré par la fenêtre, et je recueillai pieusement la curiosité de leurs yeux captivés. Mon travail y gagnait. Mes expositions trouvaient un regain d'intérêt ainsi que mes relations avec ma galerie parisienne. Je passai tout mon temps à l'atelier.
Un matin, par le cadre de la fenêtre, je me rendis compte qu'une camionnette bleue était entrée dans le no man's land. Des hommes en sortirent, firent un relevé. Je guettai leur départ et les interceptai au bout du chemin. Ils m'annoncèrent qu'on allait installer une ligne électrique dans la zone. Non, le chêne ne serait pas coupé, le chef aimait les arbres, mais on élaguerait une partie de la couronne pour installer une armoire de relais contre le tronc.
De rage, je m'interdis de toucher à l'électricité de toute la journée. Dès le lendemain, je fis une enquête auprès du propriétaire, de la mairie, de l'EDF...Coups de téléphone, lettres, entretiens, rien n'y fit. Le tracé était définitif. Dans l'inertie générale, je n'arrivai pas à le faire modifier, même de quelques mètres. Il n'y avait plus qu'à se résigner.
Dans les jours qui suivirent, je restai à l'atelier, à préparer une exposition imminente. J'aurais eu de quoi largement la meubler de mes travaux récents. Mais je dessinai fébrilement, réalisant croquis, gravures, toiles, dans l'urgence, comme s'il me fallait gagner sur la fin prochaine du statu quo. Je partis à Paris, la voiture pleine d'œuvres à peine sèches. Le succès aidant, tournant le dos aux murs, je tentai d'oublier dans les verres à cocktail la silhouette familière en sursis.
A mon retour, rien ne s'était encore passé. Adossé à la fenêtre, je me reprochais de ne pas avoir assez questionné mon père : quand une guerre finit-elle, à la déclaration de la fin des combats ? Avant l'heure fixée, qui arrête le feu ? Y a-t-il encore des héros pour mourir à H moins une ?
Le lendemain matin, je fus réveillé par le camion rempli de ferraille. Je n'avais jamais eu l'âme héroïque. Je passai dans l'atelier quand la troupe d'ouvriers démarra les tronçonneuses. Quand ils attaquèrent le bois, j'avais déjà fermé les volets et les vitres, rentrai dans le salon et branchai mon casque sur France-Musique. Même à la fin de la journée, je ne pus me décider à aller rouvrir la fenêtre. Je partis en voyage plusieurs jours, en laissant la maison en l'état.
Je rentrai chez moi au cours d'une matinée de grand soleil. Sous la porte de l'atelier, j'entrevis un rai de lumière : la femme de ménage avait du aérer. J'en fus soulagé. En entrant, mes yeux se fixèrent sur l'encadrement de la fenêtre. Comme à l'habitude, je voyais le grand chêne, ses feuilles et ses branches si caractéristiques. Mais un grand coin de ciel apparaissait désormais à sa gauche. Les dizaines d'oiseaux, d'écureuils, de mulots semblaient avoir migré vers la base de l'arbre, vers l'armoire métallique hideuse qui cachait maintenant une grande partie du tronc. Ce n'étaient que bruits d'ailes, jacassements, cris d'alarme, que complétait le crissement des étincelles qui jaillissaient de çà- de là, présage d'un inévitable court-circuit. Puis l'air se mit à vibrer et peu à peu une spirale se forma. Elle gagna les branches basses, le feuillage, les crêtes. Pas une feuille, pas un gland n'échappa à ce tremblement qui animait l'arbre entier, l'arbre seul en un crépitement sauvage. Comme une plainte, un reproche menaçant, le tourbillon se dilatait puis se comprimait à nouveau sans perdre de sa force, contenu par un écran invisible. Tout le reste sur le plateau était parfaitement immobile, moi y compris me tenant là, à observer ce déploiement de force vaine. Depuis la fin de mon combat, j'avais agis en égoïste, en étranger. Toute complicité avait disparu.
Lorsqu'on sonna à la porte d'entrée, je pus battre en retraite. Le facteur m'apportait un recommandé de ma galerie parisienne. Une lettre embarrassée l'accompagnait, m'expliquant que toutes les dernières gravures m'étaient retournées et que les toiles me parviendraient par Sernam. On ne comprenait pas ce qui s'était passé. Je déchirai le papier de soie qui enveloppait les œuvres. Une par une, je vérifiai toutes les épreuves du chêne : les larges feuilles découpées, les branches démesurément longues, tout y était présent. Mais, à la base de l'arbre, une hideuse armoire métallique se dressait maintenant devant le tronc. Je m'emparai du compte-fils voulant observer une tache à l'angle de la porte de fer. Je pus alors y reconnaître, comme une nouvelle signature, le logo de l'entreprise publique à l'écriture manuscrite : "l'EDF, des hommes au service des hommes".

10.5.06

Devoir de vacances

Mon rabbin nous a demandé pendant les vacances de printemps d'écrire un texte afin d'expliquer pourquoi nous venons à la synagogue Maayane or de la rue Verdi. Le voici republié puisque le premier semblait avoir des problèmes techniques...

C'est le jour. C'est une boutique donnant sur l'extérieur et on y
pénètre l'air de rien. La pièce est simple, peinte en blanc. Au sol un
grand tapis moelleux où mon chien se love aussitôt. Deux fauteuils
insolites attendent des hotes de marques (?) Des enfants heureux
sortent de tous les coins : une très jeune star de Cannes en rubans de
fée, un petit pollak à casquette, une petite elfe toute frisée qui
vient vous saluer avec un regard pétillant de malice.
C'est midi. C'est une boutique donnant sur l'extérieur et on y pénètre
l'air de rien. Une famille se serre sur l'estrade et une femme lit dans
un grand rouleau avec un doigt d'argent. Dans le public, je reconnais
la jolie dame toute colorée qui signait ses livres hier à la
librairie.
C'est l'heure du thé. C'est le grand salon d'une maison ancienne où le
balcon est envahi de pieds de tomates comme la table l'est de tasses,
de gâteaux et de livres d'études. Sur la table le rabbin se ressert du
thé dans son bol celadon, de sa propre théière en acier émaillé
écaillé. Une assemblée presqu'exclusivement féminine discute,
questionne et pinaille. Des hommes se regroupent parfois pour se donner
l'air. Penelope a laissé dans un coin la Dame à la Licorne inachevée.
Le grand silence concentré est interrompu régulièrement par les cloches
de Vêpres, le rugissement du roi Lion où la survenue de la plus jeune
fée.
C'est le soir. C'est une boutique donnant sur l'extérieur et on y
pénètre l'air de rien. Un homme jeune, à la chaire, coiffé d'une
passoire à plume, lit un texte dans une langue incompréhensible et les
spectateurs armés de crécelles l'interrompent parfois.
C'est la nuit. C'est une boutique donnant sur l'extérieur et on y
pénètre l'air de rien. Des tréteaux encombrés de matsots sont cernés
par des gens enshabattés. Une enfant chante avec sa voix très haut
perchée mais très juste, et le public fait le répons, hommes et femmes
ensemble, et très faux, sauf la dame qui jouait du piano l'autre soir
au concert. Celle qui chantait au théâtre se bouche intérieurement les
oreilles, décontenancée une nouvelle fois de ce manque absolu de pompe
et cernée par une tendresse persistante pour tous ces gens qui sont le
klal.

9.5.06

Le vieux chêne, version 1




gravure les oiseaux d'Albert Woda



Cette maison, c'était exactement ce que je recherchais. Perdue dans les vignes, sans aucun voisin ni même un bâtiment agricole à proximité, elle se tenait dans un petit coin de plateau, presque près du bord, à proximité d'un bosquet d'où s'échappait des bruits d'animaux de toute sorte. Ma visite fut conclue par la signature du bail et après quelques travaux sommaires, j'y déménageai mon atelier dans une vaste pièce du rez de chaussée. Je m'y installai, impatient de retravailler.
Je commençai par un dessin qui devait me servir d'étude pour une prochaine gravure. Il était presque terminé. C'aurait du être un travail de quelques minutes, un quart d'heure maximum. Voilà qu'une heure était passée et je n'arrivai pas à conclure. J'étais nerveux. Le changement, le nouveau lieu, rien d'inquiétant, il fallait m'habituer. Pourtant, moi qui d'ordinaire crayonnais sur n'importe quel bout de table, je me sentais mal à l'aise, comme dévisagé. Je me retournai.
Dehors, il n'y avait que la campagne. Je posai mon dessin et me mis à détailler le paysage. Ce que j'avais pris pour un bosquet n'était en fait qu'un seul arbre gigantesque, un grand chêne . De la fenêtre il tenait tout le cadre. Il devait être très vieux. Son tronc était énorme, il aurait fallu être au moins trois pour l'embrasser. Les branches basses, grosses comme des troncs, composaient une large couronne. Les feuilles découpées de la frondaison me cacheraient la lune et les étoiles. Un beau sujet de gravure...
Je repris mon dessin. L'impression persistait. A force de me retourner, j'avais perdu toute concentration. Je renonçai à poursuivre plus longtemps et vins m'accouder à la fenêtre. De la ramure, on entendait toute une faune jacassante : l'arbre devait abriter des dizaines d'oiseaux, d'écureuils, de mulots, mes seuls voisins. Comme je restai là, à regarder le chêne, je réalisai : c'était l'arbre qui m'observait, me poursuivant de son attentive obstination. C'était comme si je passais un test : il fallait lui "renvoyer l'ascenseur." Je sortis un bloc de feuilles de mon meuble à papier, les craies grasses, j'installai mon siège près de la fenêtre et je commençai son portrait. Je dessinai fidèlement le tronc, la couronne de branches, les feuilles découpées jusqu'au front des étoiles. Je travaillai sans me soucier du temps, négligeant le facteur et le téléphone, mon repas et le soir qui tombait et je crois que jamais je n'eus de modèle plus attentif.
Ce fut le début d'une sorte de collaboration. Je vivais dans le calme d'un cessez-le-feu. Je ne m'approchais jamais du grand chêne. C'était comme un accord tacite entre nous. Je respectais son territoire. Le temps seul passait auprès de lui qui marquait les saisons de mon travail. Au fil des jours, il devint un des personnages principaux de mes tableaux, le sujet favori de mes gravures. Lorsque de jeunes femmes venaient poser pour moi, leur regard toujours était attiré par la fenêtre, et je recueillai pieusement la curiosité de leurs yeux captivés. Mon travail y gagnait. Mes expositions trouvaient un regain d'intérêt ainsi que mes relations avec ma galerie parisienne. Je passai tout mon temps à l'atelier.
Un matin, par le cadre de la fenêtre, j'aperçus une camionnette qui était entrée dans le no man's land. Des hommes en sortirent, firent un relevé. Je guettai leur départ et les interceptai au bout du chemin. Ils m'annoncèrent qu'on allait installer une ligne électrique dans la zone. Non, le chêne ne serait pas coupé, le chef aimait les arbres, mais on élaguerait une partie de la couronne pour installer une armoire de relais contre le tronc.
De rage, je m'interdis de toucher à l'électricité de toute la journée. Dès le lendemain, je fis une enquête auprès du propriétaire, de la mairie, de la compagnie électrique...Coups de téléphone, lettres, entretiens, rien n'y fit. Le tracé était définitif. Dans l'inertie générale, je n'arrivai pas à le faire modifier, même de quelques mètres. Il n'y avait plus qu'à se résigner.
Dans les jours qui suivirent, je restai à l'atelier, à préparer une exposition imminente. J'aurais eu largement de quoi la meubler de mes travaux récents. Mais je dessinai fébrilement, réalisant croquis, gravures, toiles, dans l'urgence, comme s'il me fallait gagner sur la fin prochaine du statu quo. Je partis à Paris avant le grand massacre, la voiture pleine d'œuvres à peine sèches. Et dans la galerie, tournant le dos aux murs, je tentai d'oublier dans les verres à cocktail la silhouette familière en sursis.
A la fin du mois, je rentrai. C'était le crépuscule.En entrant, mes yeux se fixèrent sur l'encadrement de la fenêtre. Un grand coin de ciel y apparaissait désormais sur la gauche et l'on pourrait y observer la lune et la première étoile. J'y voyais aussi le grand chêne, ses feuilles et ses branches si caractéristiques. Mais on ne pouvait plus faire la ronde autour du tronc. Contre lui se dressait une armoire métallique rutilante, aussi grande que laide, totalement incongrue, comme tout droit sortie d'un catalogue de meubles de bureau. Tout autour d'elle, l'air vibrait et peu à peu une spirale se forma. Elle gagna les branches basses, le feuillage, les crêtes. Pas une feuille, pas un gland n'échappa à ce tremblement qui animait l'arbre entier, l'arbre seul en un crépitement sauvage, tandis que tout sur le plateau se tenait parfaitement immobile. Comme une plainte, un reproche menaçant, le tourbillon se dilatait puis se comprimait à nouveau sans perdre de sa force, contenu par un écran invisible.
Me détournant de la fenêtre, je commençai par décrocher les toiles. Puis j'emballeai dans les papiers de soie eaux-fortes et manières noires, et nouai les rubans des cartons à dessin. Quand j'eus fermé la dernière caisse, un grand vacarme me ramena à la fenêtre. La nuit était tombée depuis longtemps déjà. Dehors, près du grand chène, ce n'étaient que bruits d'ailes, jacassements, cris d'alarme, comme si tous les mulots, les lérots, les hulottes, se disputaient le territoire métallique. Adossé à la fenêtre, je me reprochais de ne pas avoir assez questionné mon père : quand une guerre finit-elle? A la déclaration de la fin des combats ? Avant l'heure fixée, qui arrête le feu ? Y a-t-il encore des héros pour mourir à H moins une ?
Des étincelles jaillissaient de çà-de là. Je n'avais pas l'âme héroïque. Avant de mettre la clé à la serrure,un dernier bruit me fit me retourner. Dans la nuit on ne voyait, on n'entendait plus rien, que le crissement des étincelles qui jaillissaient de çà- de là, présage d'un inévitable court-circuit.

7.5.06

"L'écriture est un lieu de villégiature"

En rangeant mes courriels, je trouve cet article du monde envoyé par mon ami Bertrand Laidain. J'ai pensé aussitôt aux réflexions de samedi de Christian à propos de Handke et de Venise.

Entretien avec Erri de Lucca
"L'écriture est un lieu de villégiature"
LE MONDE | 05.08.05 | 13h14 • Mis à jour le 05.08.05 | 13h14

Dehors, le soleil d'été plonge la campagne romaine dans le silence et l'immobilité. Dedans, c'est la pénombre d'une pièce tapissée de livres. La maison de l'écrivain italien Erri De Luca est une ancienne étable qu'il a aménagée lui-même, du temps où il était maçon. Ancien militant d'extrême gauche, dans les années 1970, Erri De Luca a exercé divers métiers manuels avant de commencer à vivre de ses livres - essais, romans, nouvelles et poèmes au ton singulier, lumineux.

Sans cesse sollicité pour participer à des rencontres, des lectures ou des débats, Erri De Luca est aussi un lecteur et un commentateur passionné de la Bible, un musicien à ses heures et un alpiniste de haut niveau. Mais c'est là, dans cette habitation tout en longueur qu'il revient pour prendre soin de ses arbres, entre deux voyages.

Vous êtes un lecteur assidu de la Bible, depuis les années où vous travailliez comme ouvrier sur des chantiers. Vous avez écrit plusieurs livres de commentaires bibliques, en parallèle à votre oeuvre de fiction. Comment ce livre est-il arrivé entre vos mains ?

Par hasard, au début des années 1980. Je me trouvais alors au nord de l'Italie, dans un centre où je me préparais à aller travailler comme bénévole en Tanzanie. J'apprenais le swahili et les rudiments du travail que j'aurais à faire là-bas. A cette époque, j'étais fatigué des livres et je n'en avais pris aucun avec moi, mais j'ai trouvé une Bible, qui était là, j'ai commencé à la regarder et j'ai aimé cette histoire car elle était désertique : elle ne voulait pas tenir compte du lecteur. Elle l'ignorait. J'avais l'impression d'être obligé de m'éloigner pour aller sur ces lignes comme sur des pistes en plein désert. Le désert est le lieu de la relation entre Dieu et les hommes, dans les Ecritures. Le Seigneur dit aux hommes "Va-t'en", pour les envoyer loin de chez eux, les arracher à leur environnement.

Abraham, Moïse ou David, les premiers prophètes sont des bergers, qui vaguent dans l'immensité solitaire, là où l'ouïe est plus fine, loin du bruit des hommes. Là où l'on est plus disposé à entendre et à retenir. Le lecteur de la Bible doit, lui aussi, se détacher de son point d'ancrage et s'égarer dans le désert, le temps de la lecture. Pour moi, c'était une rencontre magnifique : pouvoir me détacher de ce qui était autour de moi, avant de sortir gaspiller mon énergie sur un chantier, c'était comme une avance. Intouchable, imprenable.



Vous sentiez-vous détaché, vous-même ?

Oui, j'étais seul quand je faisais ce métier d'ouvrier. Il me vidait et me prenait toutes mes ressources. Alors, je cherchais une chose suffisamment forte pour faire contrepoids : les Ecritures en début de journée et mon écriture personnelle à la fin, mais celle-ci n'était que facultative, car l'écriture est, pour moi, exactement le contraire du travail. C'est un lieu de villégiature. Quant aux Ecritures saintes du matin, c'était une question de santé : la satisfaction de remuer dans ma tête des syllabes anciennes, incompréhensibles aux autres, et parfois même de les laisser affleurer sur mes lèvres s'il y avait du bruit à l'extérieur. La joie d'avoir arraché quelque chose à la journée. Je me répétais régulièrement des passages du livre de Néhémie, sur le désespoir des maçons qui reconstruisent le mur de Jérusalem...


Vous manifestez des sentiments ambigus à l'égard de votre époque. Avez-vous l'impression de ne pas en faire partie ?

J'appartiens à cette époque, car j'y habite, mais j'ai aussi le sentiment d'appartenir à d'autres temps. Quand on lit l'Ancien Testament dans sa langue maternelle, en hébreu, comme je le fais, on est contemporain des générations qui ont fait cet exercice de lecture avant nous, qui ont forcé cette révélation avec des mots, avec de l'intelligence. En passant sur la surface de cette écriture, on parvient à se détacher de son propre temps pour faire un tour dans la bouche et dans la tête des anciens.

Comme je ne suis pas croyant, il s'agit seulement d'un passage, avec une entrée et une sortie, correspondant à l'ouverture et à la fermeture du Livre. Le croyant, lui, est un résident du Livre ! C'est avec cette ouverture que je me réveille chaque matin, à 5 heures, et que je prononce mes premières paroles en remuant les lèvres pour dire les mots anciens, même quand je suis seul. Ce livre doit être dit comme ça, car la langue demande à être prononcée. Mikra, qui désigne l'ensemble de ce que nous appelons la Bible, signifie aussi "lecture à voix haute".

Y a-t-il une relation entre la Bible et l'alpinisme, que vous pratiquez à un haut niveau ?

En grimpant, je me procure un désert provisoire. J'entre dans un lieu vide ou très peu fréquenté, un lieu ou je peux jeter un coup d'oeil sur le vide qui nous a précédés - et qui nous succédera, je vous le promets. Là-haut, je me trouve en situation d'hôte, mais pas d'invité. Et j'appartiens un peu moins à ce temps qui a la présomption d'être résident sur terre, d'être le patron de la terre, de l'air et de l'eau. Quand vous pensez qu'on a même inventé la notion d'"eaux territoriales" ! C'est une contradiction dans les termes, les eaux sont extraterritoriales par définition et pourtant, on a tracé des frontières jusque sur elles.

Et puis j'ai des sentiments inactuels, comme celui d'être violemment, substantiellement, de passage. Physiquement, évidemment, à la surface des montagnes, mais aussi sur celles des lettres hébraïques : je m'en tiens au caractère littéral des Ecritures, je n'interprète pas. Je crois que ce texte est à prendre ou à laisser, dans son entier. Je n'aime pas descendre dans les profondeurs du sol ou de la mer : je nage, mais je ne plonge pas. Je suis quelqu'un de surface.
Je me sens tellement de passage qu'en montagne, je ne plante jamais de clou. J'utilise ceux des autres, ça oui, mais jamais je n'ai donné un coup de marteau sur une paroi rocheuse. Et quand j'arrive au sommet, une sorte de pudeur m'empêche d'écrire sur le livre qui se trouve parfois là, pour que les alpinistes laissent quelques mots. Je ne veux pas laisser de trace - seulement celle de mes pas, mais en montagne, la neige a tôt fait de les recouvrir, c'est même l'un de ses dangers.

Pourtant, la littérature est une manière forte de laisser des traces...

Il y a des écrivains qui parlent de leur oeuvre comme de constructions, de bâtiments. Moi, non. Je vois plutôt mes livres comme des passages, des sentiers dans un champ, que quelqu'un peut emprunter à sa guise. Et puis les livres sont des objets, qui finissent par mourir, brûlés, noyés. Pendant le siège de Sarajevo, le poète Izet Sarajlic s'est chauffé avec sa bibliothèque : d'abord les essais, puis les romans et finalement les poèmes. Certains livres restent, bien sûr, mais c'est comme un héritage dont beaucoup serait gaspillé. Nous n'avons qu'une petite partie des vers de Pindare et ceux que nous n'avons jamais lus, nous ne pouvons même pas les regretter. On a perdu des vers de Pindare ? On peut perdre tout le reste !


Pour vous, l'acte d'écrire consiste à ressusciter des morceaux de passé ?

C'est plutôt un moment où je force des absents à être là : des personnes, mais aussi une ville ou une île telles qu'elles étaient autrefois. J'ai le sentiment d'être avec des gens dans le passé. Tout le temps de l'écriture, je deviens le lit de ces rencontres. Je combats l'absence injustifiée des morts, parce que je ne suis pas d'accord avec cela. Je ne les laisse pas tranquilles là où ils se sont cachés. Je les en extrais et je les oblige à revivre pour un moment. Au fond, je suis un persécuteur d'absents !


Parce que la mort vous paraît un scandale ?

Non, elle fait partie du gaspillage naturel, qui appartient à l'économie de la vie. C'est une sorte de contrepartie de la beauté. Mais je ne veux m'habituer à aucune absence je suis contre. J'admets seulement la mienne. En tant que non-croyant, je sais uniquement qu'un jour on ne s'embrassera plus avec les autres. J'admets ma mort, oui : elle est là.


Parlant de vos livres, vous dites que vous n'inventez pas. Pourquoi ?

J'invente très peu, même si j'aime bien les histoires imaginées par les autres : quand vous trafiquez avec le passé, il n'est pas nécessaire de créer des personnages ou la fin d'un récit, puisque tout est déjà donné. Du coup, je suis toujours à l'intérieur des histoires que je raconte, je ne me soulève pas au-dessus d'elles. Je n'ai jamais écrit à la troisième personne, comme un chef d'orchestre dirigeant ses musiciens : je suis moi-même dans l'orchestre, changeant d'instrument en fonction des livres, tour à tour dans la peau d'un maçon, d'un jardinier, d'un alpiniste. Le chef d'orchestre, c'est la vie qui a produit cette histoire. Et le fait d'inventer des existences me semble un abus de confiance : il en existe déjà tellement, je ne vais quand même pas prendre le vice du Bon Dieu !

En revanche, j'éprouve de la gratitude pour le moment où je me souviens d'un morceau de passé, même si je n'ai pas la clef de cette mémoire : cela m'arrive à l'improviste, par bribes, comme une détonation et j'ai soudain envie de faire durer ce moment. L'écriture de Tu, mio, par exemple, a été déclenchée par la vue d'une femme dont le sourire, qui découvrait une dent ébréchée, m'a rappelé une amie d'adolescence. Je deviens le lieu où le passé fait une petite promenade, passe une deuxième fois. Mais c'est la dernière : il n'y en aura jamais de troisième, car l'écriture a ce pouvoir de s'imposer comme le format définitif d'un moment de vie, sa version officielle, en quelque sorte.

D'une certaine manière, vos livres ne sont-ils pas des actes de résistance au temps ?

Je suis d'un siècle, le XXe, où l'histoire majeure a intensément écrasé les histoires mineures : elle a fait irruption dans la vie des individus, séparant les hommes des femmes, les parents des enfants, les communautés de leurs lieux de vie. Je m'attache à donner de la valeur à ces histoires mineures, celles des gens. Je leur offre toute mon affection. Si bien que, dans mes livres, l'histoire majeure n'est le plus souvent qu'un bruit de fond.


Quand vous avez milité à l'extrême gauche, dans les rangs de Lotta Continua, au cours des années 1970, c'était pour changer le cours de "l'histoire majeure" ?

Ah oui ! Nous sommes devenus des producteurs d'histoire, des fabricants de transformations. Nous étions bien les enfants de notre siècle. Mais ce n'est pas nous qui avons inventé le mot "communisme" : nous l'avons employé comme étant le plus éloigné de ce qui se passait alors chez nous. Ce qui ne veut pas dire que nous étions fiers de ce qui se faisait là où le communisme était installé au pouvoir. Ma génération n'a pas aimé la Russie de Brejnev. Et moi, je peux dire que je n'ai jamais été un maoïste idolâtre. Au fond, j'aimais Rosa Luxemburg. Je crois que j'aime les personnes qui n'arrivent pas à mourir dans leur lit.


Qu'est-il resté de ces luttes ?

En ce qui me concerne, je ne pouvais rien faire de mieux de ma jeunesse. Je demeure fidèle à cet engagement qui a rempli ma vie, de 18 à 30 ans. Sur le plan concret, il en reste des améliorations obtenues de force sur les lieux de travail, plus de démocratie dans les forces armées, les prisons. Et mon sentiment de n'avoir pas déserté le mot d'ordre, l'appel de ma génération, que j'avais trouvé dans les rues. Du communisme, il est resté la préposition cum, "avec", celle de la fraternité - la plus belle de la grammaire.

Dans d'autres circonstances, par exemple quand je me suis trouvé à Belgrade, en 1999, sous les bombes, je n'ai pas eu le sentiment d'être "avec". J'avais voulu déserter mon pays, qui participait au bombardement de Belgrade, l'activité la plus terroriste qui soit. J'étais seul, au cinquième étage de l'hôtel Moskva, chambre 411, et je restais à la fenêtre quand la sirène antiaérienne retentissait, car j'étais venu là pour être témoin, pour voir ce que faisaient les avions partis une demi-heure plus tôt de mon pays. Mais au lieu d'être cum, j'ai été réduit à une préposition mineure : "dans".

Votre attitude face à la communauté des écrivains est marquée par un certain éloignement. Vous refusez de participer au jeu des prix littéraires, en Italie. Quelle est la raison de ce rejet ?

C'est une communauté qui s'échange des prix et forme un circuit de bénéficiaires dont je ne fais pas partie. Je considère que je reçois beaucoup de prix littéraires dans la rue, chaque fois que quelqu'un m'arrête, me serre la main, me dit quelque chose. Surtout, j'aime les livres, mais pas tellement ceux qui les écrivent. L'auteur ne m'intéresse pas, à l'exception des poètes, dont je voudrais que la vie soit à la hauteur de leurs pages. Même Thomas Mann, cela ne m'aurait pas plu de le rencontrer, d'après ce que je sais de sa vie. Quant à Bohumil Hrabal, peut-être que j'aurais aimé le voir de loin, au bistrot ; mais être assis à sa table, non...

Propos recueillis par Raphaëlle Rérolle
Article paru dans l'édition du 06.08.05


La prose radicale et poétique d'un militant
LE MONDE | 05.08.05 | 13h14

Né à Naples, en 1950, dans une famille de la bourgeoisie, Erri De Luca quitte le domicile familial en 1968 pour rejoindre le mouvement d'extrême gauche Lotta Continua, où il militera à plein temps pendant plusieurs années.

Lotta Continua est dissoute en 1976. Erri De Luca devient ouvrier, notamment chez Fiat, avant d'abandonner la lutte politique et de commencer à travailler comme maçon.
Ses pas l'amèneront en France, sur différents chantiers, mais aussi en Afrique, où il part comme bénévole. En parallèle, il apprend l'hébreu pour lire la Bible et continue d'écrire, comme il le fait depuis l'âge de 20 ans.

Son premier livre, Une fois un jour (Verdier, 1992), est publié en Italie en 1989. Très vite, sa prose radicale, poétique et concentrée trouve un public non seulement dans la Péninsule mais en France et ailleurs.

Depuis il a publié des romans (Montedidio, Gallimard, 2002, lauréat du prix Femina étranger), des nouvelles (Le Contraire de un, Gallimard, 2004) et des récits, mais aussi des recueils de chroniques (Rez-de-chaussée, Rivages, 1996) ou de poèmes (Œuvre sur l'eau, Seghers, 2002) et des commentaires bibliques (Un nuage comme tapis, Rivages, 1994).
Erri De Luca a aussi convoyé des camions de ravitaillement à destination de la Bosnie, pendant la guerre en ex-Yougoslavie. Alpiniste chevronné, il a participé à deux expéditions dans l'Himalaya.

5.5.06

Come back




Mon ange gardien est de retour. Je commençais à trouver longue son année sabbatique. Et voilà qu'il est revenu se poster près de moi. Bien sûr je ne le vois pas. mais je reconnais à ces petites niches, à ces serendipités, qu'il salue de nouveau le lever du jour dans les abris de pêche. Si tu es Uriel, merci à toi d'avoir quitté ton autel de Oia .

toile d'AlbertWoda

4.5.06

Oz

"On se trompe si l'on cherche le cour de l'histoire dans l'interstice entre la création et son auteur : il vaut mieux le rechercher non pas dans l'écart entre l'écrit et l'écrivain, mais entre l'écrit et le lecteur.
...
En d'autres termes la distance que le bon lecteur choisit d'instaurer pendant la lecture n'est pas celle existant entre l'écrit et le narrateur, mais entre l'écrit et vous même : non pas, "Dostoïevski a-t-il vraiment assassiné et dépouillé des veuves âgées lorsqu'il était étudiant ?", mais vous, lecteur, qui vous mettez à la place de Raskolnikov pour ressentir l'horreur, le désespoir, la détresse pernicieuse, combinée à un orgueil napoléonien, la mégalomanie, la frénésie de la faim, de la solitude, de la passion et de la lassitude, associées au désir de mourir, pour établir un parallèle (les conclusions resteront confidentielles) non entre le personnage du récit et divers scandales de la vie de l'auteur, mais entre le héros de l'histoire et votre ego intime, dangereux, misérable, dément et criminel, la terrifiante créature que vous enfermez au secret pour que personne n'en soupçonne jamais l'existence, ni vos parents, ni ceux que vous aimez, de peur qu'ils ne s'écartent de vous avec effroi, comme si vous étiez un monstre- et quand vous lisez le récit de Raskolnikov, en supposant que vous ne soyez pas un lecteur cancanier, mais un bon lecteur, vous pourriez l'entraîner dans vos caves, vos labyrinthes obscurs, derrière les barreaux, au fond du cachot, pour lui faire rencontrer vos monstres les plus ignominieux, confronter les démons dostoïevskiens avec les vôtres que, dans la vie normale, vous ne pourrez jamais comparer à quoi que ce soit, puisqu'il vous sera impossible d'en parler à quiconque, pas même au lit, en le sussurant à l'oreille de celui ou celle qui partage vos nuits, au risque qu'il, ou elle, ne s'empare du drap pour s'en couvrir et s'enfuir en poussant des cris d'orfraie.
Voilà comment Raskolnikov pourrait atténuer un tantinet la turpitude et l'isolement dans lequel chacun tient son prisonnier intérieur, sa vie durant. Les livres auraient donc le pouvoir de vous consoler un peu de vos terribles secrets; pas seulement vous, mon vieux, mais nous aussi qui sommes dans le même bateau; personne n'est une île, mais plutôt une presqu'île, une péninsule, cernée presque de toutes parts par des eaux noires et rattachées aux autres presqu'île par un seul côté. Voici ce que Rico Danon, dans Seule la Mer, pense du mystérieux homme des neiges vivant dans l'Himalaya :
L'enfant né d'une femme porte ses parents sur ses épaules. Non, pas sur ses épaules.
En lui. Toute sa vie, il sera condamné à les porter, eux et les légions de leurs parents,
les parents de leurs parents, une poupée russe, grosse jusqu'à la dernière génération.
Où qu'il aille , il porte ses parents, il les porte en se couchant, en se levant, s'il vagabonde au loin ou s'il reste en place. Nuit après nuit, il partage son lit avec son père et sa couche avec sa mère jusqu'à ce que son heure arrive.


Ne demandez pas si ce sont des faits réels. Si c'est ce qui se passe dans la vie de l'auteur. Posez-vous la question. Sur vous-même. Quant à la réponse, gardez la pour vous."

Amos Oz, Une histoire d'amour et de ténèbres, ch5

L'Eyre.




photo de Luciole
Glisser sur l'eau sans autre bruit que le bruit de l'eau, c'est le but que je me suis fixée.L'eau mordorée, à peine troublée par ma pagaie, m'entraîne à sa suite, à sa fuite. Ce monde n'est que vert, de fougères longues et sèches, de fougères aquatiques rondes et géantes, de feuillus aux feuilles rondes, aux feuilles longues, aux feuilles dentelées, aux feuilles simples et composées, et j'ignore jusqu'au nom des arbres qui les portent. Les pins, eux, dans ce pays dont ils sont le symbole, se tiennent loin du fleuve, comme incongrus soudain, étrangers, si jeunes, nés du caprice d'un empereur d'opérette. Les maîtres sont ici les chênes. Tout au long de ma course, je défile devant eux, captivants, vieux, immenses, ils surplombent le lit, et la masse de leur tronc gris s'élève jusqu'à la voûte verte à la limite du ciel. Certains, tout près, effleurent, embrassent la rivière. Dans un élan irrésistible, ils se penchent, certains à peine. D'autres l'effleurent déjà de leurs feuilles, de leurs branches, jusqu'à s'effondrer en elle, tôt au tard, chargés d'années, sans pour autant mourir encore. Parfois je distingue au loin un mouvement saccadé, comme incantatoire, provenant d'une silhouette maigre, ratatinée, qui indispose brusquement. Plus je me rapproche, plus j'aperçois que cette agitation est rythmée. C'est un reste, le squelette d'un de ces arbres abattus, qui fiché dans le sable, scande encore comme une mélodie de regret, d'amertume, de chagrin, condamné jusqu'à l'éternité de la prochaine crue, de l'incertaine vague qui le transformera en bois flotté tout à fait mort. Soudain, un héron fuit, soucieux de ma présence, pour se poser plus loin sur une souche qui affleure; il ne comprend pas mon glissement sur l'eau, je le surprends ainsi plusieurs fois à ouvrir ses grandes ailes grises. Et puis sur la droite, derrière un buisson, un froufrou de feuilles, une petite queue, de grosses fesses au dessous de la silhouette des oreilles, aussitôt un galop presque imperceptible dans le sable. De temps à autre, je m'allonge complètement dans le bateau et regarde défiler, comme le soldat mort dans "Histoire d'Adrien", les trouées de bleu par les feuilles. Ephémères. Ce monde-là n'est que vert.

3.5.06

Souvenirs de petite bouche, 3.


illustration de Claire Cour

Petit Lu.

Il fallait d'abord ouvrir le paquet. Il était rouge et blanc, avec le dessin du petit Lu. Il y avait une languette rouge qu'il fallait tirer pour obtenir un bracelet blanc. Il y avait toujours un carré de papier ondulé avec des petits tubes qui barrait l'entrée. Quand on croquait dans le biscuit, il ne fallait pas se tromper : d'abord, il fallait mordre le golfe d'Aquitaine sans casser la Bretagne et le Finistère. Puis il fallait croquer la Manche, les Ardennes et le Jura suisse. La Méditerranée, c'était facile parce que je la connaissais bien. Souvent le biscuit se cassait pour la Manche ou pour les Ardennes, et il fallait recommencer. C'était beaucoup plus difficile que de manger d'un coup la couche de confiture des biscuits Trois-Chatons; mais je ne sais pas si c'était plus facile que de décoller le premier étage du BN sans le casser pour arracher le chocolat avec les dents. En tout cas, on n'y arrivait jamais du premier coup.
Chez Marie-Hélène, il y avait aussi des biscuits, mais c'étaient des Petits Bruns. Ce n'était pas bon du tout, et on ne pouvait même pas faire la carte de France.
L'autre jour, des amis ont ouvert pour le thé un paquet de petits Lu. Je n'en avais pas vu depuis une éternité. La première chose que j'ai faite, c'est de croquer le golfe de Gascogne. Le biscuit se casse en deux. Deuxième essai, le biscuit se fracasse, mes amis vont se demander ce que je fabrique. On a du changer la composition et rendre la pâte friable... Jamais deux sans trois... patatras ! Fini la carte de France et la gastronomie ? Et oui, j'ai deviné et c'est irrémédiable : ma bouche a trop grandi, mes mâchoires se sont écartées, mes dents de sagesse ont poussé... Il me faudrait un grand Lu, de la taille de ceux en céramique dont on fait des dessous de plat pour les touristes, à Nantes...

Réincarnation

"Des livres, en revanche,on en avait à profusion, les murs en étaient tapissés, dans le couloir, la cuisine, l'entrée, sur les rebords des fenêtres, que sais-je encore ? Il y en avait des milliers, dans tous les coins de la maison. On aurait dit que les gens allaient et venaient, naissaient et mourraient, mais que les livres étaient éternels. Enfant, j'espérais devenir un livre quand je serai grand. Pas un écrivain, un livre : les hommes se font tuer comme des fourmis. Les écrivains aussi. Mais un livre, même si on le détruisait méthodiquement, il en subsisterait toujours quelque part un exemplaire qui ressusciterait sur une étagère, au fond d'un rayonnage dans quelque bibliothèque perdue, à Rykjavik, Valladolid ou Vancouver."
Amos Oz, in Une histoire d'amour et de ténèbres.